Dans le prolongement de la théorie mercantiliste énoncée au XVIe siècle, la pensée économique développée par le Surintendant des Finances Colbert (1619-1683) visait à favoriser l’entrée des métaux précieux dans le royaume grâce à une balance commerciale excédentaire. On pourrait la résumer ainsi : la richesse et la puissance d’un pays se mesurent à l’aune des quantités d’or et d’argent dont celui-ci dispose.
Pour comprendre la stratégie commerciale internationale de la France à cette époque, il faut toujours garder ces principes généraux à l’esprit.
Par Gildas Salaün, responsable du Médaillier au Musée Dobrée à Nantes
ATTIRER LE MÉTAL PRÉCIEUX
Au XVIIIe siècle, alors que l’Angleterre était surtout soucieuse d’accaparer l’or extrait du Ghana et plus encore du Brésil, c’est l’argent que la France cherchait à s’approprier, notamment celui tiré de l’Amérique espagnole.
À cette époque en effet, c’est l’Amérique espagnole qui était la plus grande productrice d’argent, grâce principalement à ses mines du Mexique, mais aussi du Guatemala, du Pérou et de Bolivie. En 1792, Louis-Marthe de Gouy d’Arsy, député de la noblesse de Saint-Domingue, estimait la production annuelle des mines d’argent espagnoles du Nouveau Monde à cent vingt millions de livres tournois, soit environ cinq cent quatre-vingt tonnes de métal !
Cependant, cet argent ne restait pas longtemps sous sa forme brute, car il était rapidement transformé en pièces sonnantes et trébuchantes, les fameuses « piastres gourdes » (de l’espagnol piastra gorda, c’est-à-dire piastre lourde), par des ateliers monétaires notamment installés à Mexico, Guatemala, Lima et Potosi. Attirer ces monnaies d’une valeur de huit reales, et correspondant à l’écu d’argent, était un objectif prioritaire pour les autorités françaises.
D’après Gouy d’Arsy, c’est le commerce à Saint-Domingue (actuelle Haïti) qui offrait les plus grandes opportunités, car l’île étant colonisée à l’ouest par la France et à l’est par l’Espagne, constituait un point de contact privilégié pour « la vente d’esclaves à l’Espagnol ». En effet, après avoir quitté les côtes africaines, bien des navires négriers français se dirigeaient vers Saint-Domingue, notamment Port-au-Prince et le Cap-Français (actuel Cap-Haïtien), pour y exposer et y vendre leur cargaison humaine. Là, nombreux étaient les clients espagnols venus de la partie orientale de l’île ou de Porto-Rico pour y acheter les esclaves nécessaires à leurs plantations. Ils les payaient en piastres d’argent, en moyenne cent soixante-quinze par esclave. Même s’ils achetaient de la canne à sucre, du café, du coton, de l’indigo, des bois exotiques et bien d’autres produits, les capitaines de navires négriers conservaient la plus grande partie possible des piastres acquises à Saint-Domingue, car leur revente en France était des plus sûres et rentables avec une prime garantie de 4,75 %, alors que les cours des matières premières coloniales pouvaient subir d’importantes variations, ou comme cela arrivait fréquemment, être gâtées durant le voyage.
Cette « prime à la piastre » était due à ce qu’en France, plus que dans n’importe quel autre pays d’Europe, l’argent était surévalué par rapport à l’or.
En effet, depuis le milieu du XVIIIe siècle en France, il ne fallait que quatorze grammes d’argent et 5/8e (soit 14,625 g) pour faire un gramme d’or, contre quinze grammes et 1/8e (soit 15,125 g) en Angleterre et quatorze grammes et 7/9e (soit 14,778 g) en Hollande. C’est pour cela qu’un énorme système d’importation des piastres s’organisa alors en France. Ce trafic s’appuyait principalement sur la vente des esclaves à Saint-Domingue, mais aussi sur le commerce en droiture de produits venus de la métropole, souvent revendus en contrebande dans la partie espagnole de l’île… Saint-Domingue, surnommée « la perle des Antilles », devint à partir du milieu des années 1730 la destination prioritaire du commerce atlantique, allant jusqu’à représenter 85% du trafic entre Nantes et les Antilles en 1786 ! Un homme, l’armateur Louis Drouin, eut une influence capitale dans l’établissement de cette relation commerciale privilégiée puisqu’entre 1763 et 1792 ses navires relièrent cent vingt et une fois Nantes à Saint-Domingue.
La dissimulation des piastres étant chose aisée, il est impossible de connaître les quantités réellement importées en France ! L’abbé Raynal, dans sa fameuse Histoire des deux Indes parue en 1770, estimait que deux-cent-mille pièces étaient chaque année débarquées dans les ports français. Il était très en dessous de la réalité… En effet, rien que dans les ports de Nantes et Bordeaux on pense que cinq millions sept-cent-treize-mille piastres ont été débarquées en 1783 ! À nouveau, Gouy d’Arsy estimait qu’avant 1783, la France arrivait à attirer une valeur de soixante-dix millions de livres tournois de l’argent extrait de l’Amérique espagnole (soit trois-cent-quarante-quatre tonnes), puis soixante millions à partir de cette date (soit deux-cent-quatre-vingt-quinze tonnes), dont quarante venaient du seul commerce avec Saint-Domingue !
Écu d’Argent au bandeau frappé à Bordeaux en 1766 ©cgb.fr
C’est la refonte des piastres espagnoles qui fournit une grande partie de l’argent monnayable. À l’époque, chaque écu pèse 29,488 g et vaut six livres tournois, soit environ l’équivalent d’une semaine du salaire d’un manouvrier…
LE FAIRE FRUCTIFIER
Grâce à ces énormes importations, Paris devint alors la principale place de répartition de l’argent métal en Europe. Une part des piastres était assez rapidement revendue avec profit à l’Allemagne et l’Autriche pour leur permettre la frappe des thalers, notamment ceux à l’effigie de l’Impératrice Marie-Thérèse. Rappelons que nombreux furent les thalers de Marie-Thérèse à partir ensuite vers l’Afrique, mais cette fois au nord et le long de la côte orientale, via l’Empire turc et la péninsule arabique…
Mais, les piastres étaient surtout refondues localement et servaient à alimenter les ateliers monétaires français, en tête desquels ceux de Paris et Bayonne, mais également ceux de Rouen, Nantes, Bordeaux, La Rochelle, Perpignan ou encore Marseille. Par cette opération, l’enrichissement du royaume était assuré conformément à la théorie colbertiste.
Les sommes en jeu étaient considérables… L’année 1726 marque à ce titre un record avec la transformation de quarante-quatre tonnes d’argent en écus à Bordeaux, trente tonnes à Nantes, vingt-sept tonnes et demie à La Rochelle, vingt et une tonnes et demie à Bayonne et plus de deux-cent-vingt-sept tonnes à Paris ! Les cadences de production étaient si effrénées qu’on peine à les imaginer… Cependant, un mémoire rédigé en 1786 en rend parfaitement compte puisqu’il rapporte que « l’écu fabriqué […] à Perpignan est mis dans la circulation trois jours après que la piastre dont il provient est entrée en France » !
Arnaud Clairand estime que l’ensemble de l’argent transformé en pièces de monnaie dans le royaume entre 1726 et 1774 représente plus de 1 388 818 320 livres tournois, une somme à peine croyable !
Cependant, les ateliers de la métropole n’étaient pas les seuls à bénéficier de cette manne métallique. En 1736 en effet, après maintes négociations, la Compagnie des Indes avait enfin obtenu du Grand Mogol de Delhi le privilège d’émettre des roupies d’argent dans son atelier monétaire installé à Pondichéry. Celles-ci ne se distinguaient des roupies d’Arcate (capitale du nabab du Karnataka) que par un croissant de lune, marque distinctive de la Monnaie de Pondichéry, et passaient donc pour d’authentiques pièces indiennes. Or, la frappe des roupies à Pondichéry s’avéra extrêmement rentable, plus encore même que la revente des fameux tissus d’indiennes ! Par exemple en 1742, le bénéfice annuel d’exploitation de la Monnaie de Pondichéry s’élevait à quatre-cent-mille livres tournois, soit environ 5% du montant de la vente en France de tous les produits venant de l’Inde.
Eh bien, cet atelier monétaire de Pondichéry était presque exclusivement approvisionné par la refonte des piastres d’argent venues de l’Amérique espagnole ! Chaque année la Monnaie de Pondichéry transformait en moyenne vingt à vingt-cinq tonnes d’argent en roupies, l’équivalent d’un million sept cent mille piastres, et même deux millions quatre cent mille en 1787 !
Or, ces roupies servaient ensuite à la Compagnie pour acheter au meilleur prix des épices et des toiles d’Inde, dont une partie était revendue en France, mais une autre fraction servait de marchandises de traite à échanger contre des esclaves. Dans ce commerce, les tissus imprimés venant des Indes étaient particulièrement prisés des Rois africains qui les échangeaient à prix d’or contre de nombreux captifs…
Thaler de Marie-Thérèse d’Autriche, frappé en 1765 ©coinarchives
UN RÉVÉLATEUR
Beaucoup de choses ont été écrites sur les profits individuels tirés de la traite négrière, mais rares sont les études consacrées aux flux monétaires générés par celle-ci dans le but d’enrichir globalement le royaume, notamment en argent métal. Pourtant, une approche globale de ces circuits permet, dans une démarche d’histoire mondiale de la France, de révéler la mécanique de ces flux commerciaux et leur extension réelle.
Les circuits monétaires nés de la traite négrière, tout particulièrement autour de l’argent, montrent combien est réductrice la notion de « commerce triangulaire », car si Saint-Domingue était la pierre angulaire de la stratégie commerciale française, celle-ci s’étendait des Amériques aux Indes en passant par l’Afrique et l’Europe. C’est pour cela d’ailleurs qu’à l’époque, on parlait de « commerce circuiteux »…
Dans L’homme aux quarante écus paru en 1768, Voltaire lui-même s’est fait l’écho de cette recherche effrénée du fameux métal blanc dont la France n’aurait alors pas été assez pourvue : « j’ai lu que Salomon possédait à lui seul vingt-cinq milliards d’argent comptant ; et certainement il n’y a pas deux milliards quatre cents millions d’espèces circulantes dans la France, qu’on m’a dit être beaucoup plus grande et plus riche que le pays de Salomon ».
Il fallait faire affluer l’argent vers la France, quelqu’en fut le prix…