par Michel Hammer
Une fortune considérable, une succession inestimable, un trésor pour les héritiers d’un homme qui avait accumulé un pactole sans précédent… Oui mais voilà, les mystères et les joies de l’administration ont bloqué ce fabuleux héritage…
D’abord qui est cet homme Jean Thierry dit le « marchand de Venise » ? Natif de Château Thierry, il a laissé à sa mort une immense fortune et un testament en bonne et due forme.
Pour l’essentiel, et l’on ne sait pas tout, car il est écrit qu’il avait encore d’autres biens et avoirs ici où là, on peut établir l’inventaire suivant : trois maisons ensemble, après le palais du Doge ; deux autres maisons dans l’île de Corfou, près de l’église Saint Spiridion ; une maison de campagne sur le canal du mont Padon ; un sac de quatre pieds de long et autant de large, plein d’or massif et de lingots ; quatre vingt mille ducats d’argent de cinq livres ; cinquante mille Louis d’or sur l’Hôtel de ville de Paris ; six barils de poudre d’or ; six carrosses et calèches qui sont dans l’île de Corfou ; deux cassettes de vases d’argent pesant chacune 200 livres ; six cassettes de chandeliers d’argent, pesant chacune 300 livres ; deux petits sacs de pierres précieuses et valeurs ; en mer trois bâtiments chargés arrivés depuis le décès de Jean Thierry.
Et l’on en passe. Aujourd’hui cette succession équivaudrait à plusieurs millions d’euro. Au XVIIe siècle cette fortune était évalué à cinquante-sept millions de livres or. Les trois bâtiments de Jean Thierry, mouillaient dans le port de Venise en 1640, de quoi acheter un trois-mâts avec tout son gréement, son capitaine et vingt-cinq hommes d’équipage, plus un clerc ayant des connaissances de médecine et d’astronomie.
On peut parler de trésor, en effet ! D’autant plus que la succession contenait en outre, des immeubles et une créance sur l’hôtel de ville de Paris. Ce qui n’est pas rien !
Notre « marchand de Venise » a eu, c’est le moins qu’on puisse dire, une vie étonnante ! Attiré par le charme de l’Italie, il s’embauche dans une auberge de Brescia, jolie petite ville de la Péninsule. Un beau soir Jean Thierry voit arriver à l’auberge de la Tour, où il est domestique, un riche marchand vénitien, grec d’origine, Athénase Tipaldi. Il est l’heure du dîner ; les volailles embrochées tournent devant un feu immense. Le client s’impatiente.
— Que Sa Seigneurie nous excuse ! fait soudain une voix près de lui, en attendant que les préparatifs du dîner soient terminés, me permet-elle de lui tenir compagnie ?
Le marchand lève les yeux vers l’intrus. C’est un simple garçon d’auberge. Cependant, il a un visage fier et jeune qui lui plaît tout de suite.
Il lui répond :
— Ce n’est point le langage habituel d’un valet d’auberge. Tu as l’accent étranger. Qui es-tu ? D’où viens-tu ? Conte moi plutôt ta propre histoire, dit le marchand flatté et vivement intéressé.
Cette conversation, qui a lieu à l’Auberge de la Tour à Brescia, aux environs de 1600, est à l’origine de la fortune de Jean Thierry et de l’héritage fabuleux réclamé par ceux qui se disent ses successeurs.
En effet, le marchand vénitien Tipaldi s’attacha Jean Thierry comme secrétaire. Ils voyagèrent à travers le monde tous les deux et firent commerce et négoce. En 1636, le riche marchand mourait, en faisant de Jean Thierry son unique héritier. Celui-ci mourut à son tour, à l’âge présumé de 95 ans, probablement en 1675 à la tête d’une fortune colossale après s’être retiré à Venise.
Avant de mourir, Jean Thierry avait évidemment fait son testament, qui normalement ne devait pas poser de problèmes, même s’il arrive souvent que des testaments soient attaqués pour ne pas exprimer clairement la volonté du défunt ou pour contenir un vice de forme. Ici, rien de semblable. Le testament de Jean Thierry, par sa clarté, sa précision la minutie de ses dispositions, le soin avec lequel les bénéficiaires sont désignés, est véritablement un modèle du genre. Puis il avait pris la précaution de régler longtemps avant son décès le sort de son immense avoir.
Un testament donc, extrêmement précis dans les volontés et attendus. En voici d’ailleurs, un extrait qui ne laisse aucun doute sur les exigences post mortem du « marchand de Venise » :
« Voulant tenter fortune je suis venu en Italie et me suis mis garçon à l’Auberge de la Tour,dans la ville de Brescia État de Venise ; j’y trouvai un marchand étranger, Grec de nation, nommé Athanase Tipaldi ; il me proposa de voyager dans le monde, ce que j’acceptais sur le champ et, ayant commencé à négocier avec lui, qui était un très riche marchand sans enfants, il me prit en amitié et comme il n’avait aucun parent, étant fils naturel de la Maison Tipaldi, de Napoli, en Romanie, y ayant deux branches de la Maison Tipaldi sans rejetons, le dit Athanase étant vieux et accablé d’infirmités, il me laissa toute sa succession, tant sur terre que sur mer.
J’appelle à ma succession les Thierry de Champagne, c’est à dire les fils de M. mon père, nommé François Thierry, Inhumé à Château Thierry, Et de Mme ma mère, nommé Françoise Brico, pourvu qu’ils soient du lit dont je suis né. J’ai fait le dit testament à Corfou pour ne donner soupçon à qui que ce soit de mes richesses et de ma fortune et afin de ne pas être inquiété, soit par des amis, soit par des parents, le peu de temps qui me reste à vivre ; et je veux passer le reste de mes jours à soigner les pauvres par charité, ayant appris quelques secrets au cours de mes voyages en mer… »
Le testament est on ne peut plus clair, tellement clair que depuis maintenant, plus de 3 siècles après sa mort, quantité d’héritiers attendent avidement leur part d’héritage. Parce que, des Thierry, il y en a des dizaines, des centaines qui réclament leur part du monstrueux gâteau ! Le nombre peut surprendre mais il faut admettre que tous ces Thierry représentent des armées entières. Il est à présumer qu’ils sortent d’une souche commune et c’est pourquoi ils sont si nombreux dans nos départements de l’Est, ainsi qu’en Alsace et en Lorraine. Une de nos villes de cette région ne porte-t-elle pas le nom de Château Thierry, berceau d’ailleurs de Jean Thierry ?
Les héritiers Thierry, ou tout au moins ceux qu’on peut appeler les prétendants, se sont d’ailleurs groupés à plusieurs reprises pour faire entendre leur voix. Aujourd’hui encore, il existe plusieurs rassemblements des candidats à l’héritage de Jean Thierry. S’il est vrai que l’union fait la force, cette conjugaison des efforts de tous les héritiers Thierry aurait dû leur permettre de remporter la victoire.
UN ROCAMBOLESQUE HÉRITAGE
Après avoir fait son testament qu’il pensait d’une clarté indiscutable Jean Thierry finit ses jours tranquillement à Venise chez un de ses amis : un dénommé Mora. Ce Mora n’était pas le premier venu. Il était membre, en tant que sénateur,- de la République de Venise. Il était en outre l’exécuteur testamentaire de son ami Jean Thierry. A la mort de celui-ci, la fortune fantastique de Jean Thierry, à l’abri des coffres de la banque de Venise, Mora se rendit en France, pour rencontrer les héritiers, tels que désignés par le testament du défunt : les Thierry de Champagne, c’est-à-dire les enfants du père et de la mère de Jean Thierry, c’est-à-dire encore et en première ligne, ses frères. Toutefois si son père ou sa mère, ou les deux contractaient un second mariage, les héritiers seraient alors les enfants des deux oncles de Jean Thierry (Pierre et Claude) c’est-à-dire ses cousins.
A vouloir être trop précis et prévoyant, Jean Thierry ouvrait la porte à bien des convoitises. Revenons à l’exécuteur testamentaire, ce curieux Mora arrivé en France. Sa première visite aurait dû être pour Château-Thierry, le berceau de la famille de Jean Thierry. Pourquoi est-il allé à Paris rencontrer trois commis des finances ou des affaires étrangères ? L’histoire ne le dit pas. Ces trois commis : Bourgeois, Ruelle et Censier étaient trois coquins qui parvinrent à faire disparaître l’état civil Thierry, à faire affirmer par trois faux témoins que le ménage François Thierry-Brico n’avait pas laissé d’héritiers, et se firent remettre la succession Thierry, par un brevet du roi.
Ce brevet permit aux trois escrocs, sous couleur de transaction, de se faire verser, par le gouvernement vénitien, une rente de 1 240 000 livres par an. Cette rente leur fut versée de 1679 à 1686.
En 1681, arrive à Venise Guyot de Vertamont, officier du régiment de marine, se disant héritier de Jean Thierry par sa mère, et recommandé par Louis XIV lui-même
On lui opposa le fameux brevet. Louis XIV fit opposition à ce brevet et à tout versement par la banque de Venise tant que les tribunaux français n’auraient pas reconnu la validité des droits des prétendants. Il fit poursuivre les trois escrocs qui furent condamnés à mort par contumace, mais qui purent échapper à la peine capitale en s’enfuyant en Hollande.
Toutefois Vertamont ne pouvant prouver sa filiation, fut débouté de sa demande. Ces événements eurent pour effet d’attirer l’attention sur l’importance de l’héritage de Jean Thierry et sur le trésor enfoui dans les caisses de la Banque de Venise.
A cette époque, les Doges de Venise surent endiguer toutes les demandes, puisqu’en 1710 on compte que sur 7 000 prétendants à la succession Thierry aucun n’avait été reconnu recevable à recueillir la succession Thierry. Le traquenard de la procédure devait succéder à celui organisé par les trois commis du trésor. Tous les prétendants furent évincés. Il serait trop long d’énumérer toutes les démarches, pétitions, procédures suscitées par la succession Thierry. Les héritiers, vrais ou faux, se comptant par milliers, les décisions sont innombrables, tantôt favorables (et dans ce cas elles ne reçurent jamais exécution) tantôt négatives.
Bien des tentatives furent engagées contre l’état français, par quantité d’héritiers présumés légitimes ou non. Jamais l’État ne restituera un denier aux demandeurs. Dans un arrêt fameux datant du début du XXe siècle, répondant à un solliciteur, le Conseil d’état avait répondu : « En admettant que l’armée française victorieuse (celle de Bonaparte) se soit emparée des deniers existant dans la caisse de la République de Venise, ce fait de guerre ne saurait donner ouverture contre l’État français à aucun recours de la part des créanciers, de la dite caisse… «
FERMEZ LE BAN !
L’héritage, le trésor du « Marchand de Venise » aura été un feuilleton juridique tout au long de son histoire. L’État français s’est approprié une fortune considérable, un avoir appartenant et revenant à des citoyens français. Il ne veut pas restituer ou il ne le peut pas à cause de ses difficultés financières. Les différentes juridictions qui ont été saisies ont renvoyé successivement les héritiers, les ont éconduits, se déclarant incompétentes chacune à leur tour.
Les prétendants à l’héritage de Jean Thierry ont été déboutés tour à tour. Cependant sous l’ancien régime, un siècle seulement après le testament, le Conseil d’État de l’époque reconnaissait leurs droits ; la Révolution avait suscité un arbitrage. Le tribunal civil de la Seine a reconnu, sous la Restauration, les droits des descendants de prétendus frères du testateur. Et surtout la majorité des rapporteurs des assemblées parlementaires, Sénat et Chambre des députés, a reconnu le bien fondé des réclamations des pétitionnaires, malgré cela aucun héritier ne put récupérer un petit sol .
Du côté de Château-Thierry, on se console en relisant les fables de la Fontaine. Un héritage celui-là , que tous les prétendants peuvent savourer.