par Pierre Delacour
Peut-être avez vous déjà vu, voire même eu entre les mains, des fragments de monnaies de la fin du XVIIIe siècle ou du début du XIXe siècle qui semblent avoir été découpés dans des pièces plus grosses, ou des monnaies portant d’étranges contremarques ? En déterminer l’origine n’est pas toujours aisé. Mais sachez que, le plus souvent, ces spécimens sont originaires des Antilles, qu’elles soient françaises, britanniques, néerlandaises… Car si, en 1763, le Traité de Paris règle le partage général des Antilles entre les puissances coloniales, elles ne cesseront en fait de changer de main, même brièvement, au cours des années suivantes. Ainsi la Guadeloupe redevient britannique de 1793 à 1802, Marie Galante de 1794 à 1808 et les Saintes de 1809 à 1814, alors que Saint Barthélemy sera suédoise de 1783 à… 1877 (en l’échange du libre commerce des navires français dans le port suédois de Göteborg).
LE POURQUOI DU COMMENT
Quelle est l’origine de ces pièces découpées et/ou contremarquées ? La circulation monétaire de cette région du monde est, à la fin du XVIIIe siècle, dominée par le « réal de ocho », la grosse pièce d’argent de huit reales. Compte tenu de leur très forte valeur libératoire, et faute de pièces divisionnaires, il faut innover et trouver des solutions locales afin de ne pas handicaper les échanges. Et là, le dynamisme l’emporte sur les règles classiques de la numismatique, même si ces découpes essaient de respecter des formes géométriques.
A cela s’ajoute une volonté politique tout à fait particulière. Compte tenu de la difficulté de se réapprovisionner en numéraire, l’idée est de procéder à l’émission de petite monnaie tellement particulière que personne n’en voudra ailleurs ; elles auront ainsi plus de chance de rester sur place.
LA 2 SOUS DE CAYENNE
Cette pièce de cuivre, d’une valeur nominale de 2 sous, fut émise sous Louis XVI à des millions d’exemplaires. Sa circulation ne fut pas limitée à la colonie mais, s’étendit rapidement à toute la zone caraïbe. Mais pour identifier plus précisément la zone de circulation, l’apposition de contremarques assez grossières sur des « sous » de Cayenne, également appelés localement « black dog » est une solution assez largement usitée dans toute la région. Aux Saintes ce sont les lettres LS et LG que l’on y appose, alors qu’à Saint Martin c’est une fleur de lis ou SE à Saint-Eustache.
Mais, si cela semble assez ordinaire dans des territoires sous domination française, c’est plus étonnant dans des îles sous gouvernement britannique ou néerlandais. Il est vrai que certains de ces territoires changèrent de nombreuses fois de main, au hasard des guerres et des traités. A Tobago, ces « black dog » sont ainsi estampées ToB, M à Montserrat, NEVIS à… Nevis, S ou SK à Saint Kitts, T à Tortola ou, à Saint Vincent, SV ou 2.
LA GUADELOUPE ET LA MARTINIQUE
Outre l’île principale, elle étend son territoire à l’archipel des Saintes, Marie-Galante, la Désirade, Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Et chacun de ces constituant connut, à un moment ou un autre, sa propre monnaie. Cette région connut, en fait, de nombreux types de monnaies. En 1721 la pièce de bronze « Colonies Françoises » de 9 deniers, en 1730 la pièce d’argent de 12 sols des Isles du Vent et, en 1763, le sol « tampé » (pièce de cuivre portant un C couronné). En 1767 est émise la pièce de 12 deniers « Colonies Françoises » qui sera contremarquée RF à partir de 1793 et dénommée « sou Collot »(du nom de Georges Henri Victor Collot qui y est nommé Commissaire de la République).
C’est à partir de 1802 que l’on procède à la découpe de la grosse pièce d’argent espagnole en vertu d’un système bien arrêté. Elle est fractionnée en 9 parties. L’une, octogonale, au centre, porte la marque 4 E RF (pour 4 escalins). Le tour est fractionné en 8 « tranches » ou « mocos » d’une valeur unitaire de 1 escalin. Imaginez l’activité, autorisée au délictuelle, générée par cette fabrication, opposant fraudeurs, rogneurs, faussaires… aux tenants du pouvoir et autres essayeurs, trésoriers… Ces pièces seront officiellement démonétisées à partir de 1827. La circulation de Martinique est très similaire à celle de Guadeloupe. Signalons néanmoins le célèbre « doudou » qui est une découpe centrale de la piastre espagnole réalisé en forme de coeur.
ET DANS LES AUTRES ÎLES
On trouve une extrême variété de découpes ou de graphies, effet d’improvisations, d’expériences et d’erreurs. Dans l’ile britannique de Tobago, le réal est découpé en rond dans sa partie centrale, contremarquée d’un J, pour une valeur de 1,5 bit (9 pence anglaises) et la couronne restante est valorisée pour 11 bits (soit 8 shilling 3 pence). Dans celle, néerlandaise de Curacao, les « mocos » portent une contremarque portant le chiffre 3 (3 reaals).
A Montserrat, ce sont des quarts de pièces et la contremarque est un M ou une croix ; à Saint Kitts on trouve des demi, quarts et huitièmes marqués S, tout comme à Tortola, avec une marque TIRTILLA ou TORTOLA ; à Sainte Lucie, ce sont des sixièmes estampés SL ou S Lucie. Variété, à la Dominique, la pièce a une découpe centrale ronde et le cercle extérieur porte les marques D et le chiffre de la valeur, un peu comme à Saint Vincent avec SV, S/IV, S/VI ou S/IX. A la Grenade, la piastre est découpée en demis, tiers et sixièmes, marqués GS , GI ou TR GI. Autre originalité, dans la patie néerlandaise de Saint Martin, la couronne est divisée en 5 parties qui portent le nom de l’île en français « St Martin » et non en néerlandais « St Marteen ».
LES PROBLÈMES DE COURS
Le problème de ces pièces ne réside pas dans les variations des titres (en fait ils sont assez stables car ils sont ceux des monnaies découpées), ni dans le rognage sur le poids (le pesage est très « artisanal » même au moment de l’émission, mais dans la fixation des cours de ces pièces. En fait, leurs cours sont très artificiellement surhaussés, ne serait ce que par la rareté du numéraire. De ce fait, on assiste à un véritable trafic de monnaies qui deviennent en quelque sorte une marchandise comme une autre dans les navires qui parcourent les îles. Et pour l’or, les espèces peuvent même être surhaussées de près de 50 %. Notez, d’ailleurs, que ces pièces étaient tellement rognées que les autorités locales les faisaient parfois percer pour y rajouter de l’or fondu, transformant en même temps la typologie de la pièce.
Ces monnaies très exotiques reflètent bien les difficultés de la circulation monétaire. Elles reflètent en fait les différents marchés auxquelles elles s’adressent. Les « black dog » et autres pièces de cuivre et de billon sont destinées au marché local ou aux esclaves qui ne peuvent atteindre celles d’argent, instrument majeur du commerce local. Les grosses transactions s’effectuent en pièces d’or. Mais là, les contremarques restent beaucoup plus rares. On en connait sur des monnaies d’or portugaises à la Jamaïque (IW, WS, ou JR) et des espagnoles à la Grenade (GR). Ce n’est pas étonnant et rejoint notre réflexion première ; les pièces d’or sont destinées à circuler dans un espace beaucoup plus large que ces petites îles. Mais la Guadeloupe et la Martinique en ont également utilisé. On en connait, sous le nom de « moede », portant la contremarque 20 (Livres) et la lettre G sur des pièces brésiliennes de 6400 réis ou une autre, toujours sur une pièce brésilienne, de 22 (livres) et la lettre S pour la Martinique.
ATTENTION AUX FAUX !
Ces monnaies attirent assez facilement les faussaires, en particulier parce qu’il est aisé de se procurer une pièce « ordinaire » de 2 sous de Cayenne et d’y apposer une marque se rapportant à un type rare. Par exemple, en mars 2012, une telle pièce contremarquée pour l’île de Saint-Eustache s’est vendue 100 euros. Ces contrefaçons semblent plus rares pour les pièces d’or et d’argent. De même, un faux piéfort de cette pièce est signalé au millésime 1789. Il est de frappe et de flan très réguliers, avec une gravure très nette et une jolie patine noire. Il s’agit probablement d’un faux du XIXe siècle. Il faut donc se montrer vigilant avant d’acheter ces pièces !