Un mystérieux bateau, un brick, baptisé « Le Télémaque » navigue sur la Seine, pour gagner la haute mer. Mystérieux le Télémaque ? C’est un bateau comme n’importe quel autre bateau. Pourquoi serait-il mystérieux ? Tout simplement, parce que nous sommes en 1790, un an après la Révolution ! Ce navire transportait, avec des marchandises anodines, des fortunes fabuleuses, celles constituées par les économies des aristocrates, décidés à émigrer et à quitter la France. Mais aussi, mais surtout, la fortune personnelle du Roi de France : Louis XVI ! C’est peu dire que la nouvelle de la disparition du navire en baie de Seine, allait susciter la fièvre des chercheurs de trésor. Beaucoup ont essayé et essaient encore.Va-t’on enfin retrouver l’or du Télémaque ?
En cette période révolutionnaire, qui gagnait la province après Paris, les « patriotes » étaient attentifs à tous, et le soupçon planait sur les passagers et les marchandises en partance sur les bateaux. Le départ du Télémaque éveilla justement les soupçons des nouveaux révolutionnaires. Ceux-ci venus de Rouen, et prévenus par leurs amis marins qu’un bateau appareillait, avec probablement à bord des « ci-devants » et leurs économies, découvrirent à Caudebec la trace des nobles et des ecclésiastiques accompagnant les navires chargés de leurs trésors. Pour l’heure les cavaliers arrêtent une goélette, mais pas le Télémaque. Cette méprise permit au brick de poursuivre sa route . Allait-il échapper aux patriotes ? Il aurait fui si la nature ne s’était faite l’alliée de la nation. Il sombra, renversé par le mascaret, cette énorme vague qui certains jours de grande marée, remonte à la vitesse d’un cheval au galop le cours inférieur de la Seine.
Selon la version la plus commune, le capitaine Quemin aurait eu ordre de ne pas s’arrêter à Quillebeuf, village de la rive gauche, tout au fond de l’estuaire, où le règlement prescrivait de marquer un arrêt pour laisser passer le mascaret. Mais il s’échoua sur un banc de sable, à 120 mètres du quai de Quillebeuf, et là, dans la nuit, le flot le culbuta.
Il arrivait assez souvent en cet endroit que des navires s’échouent ou bien soient victimes du fameux et dangereux mascaret. Le naufrage du Télémaque ne représentait donc pas un accident exceptionnel. Or, on parle à l’époque beaucoup plus du naufrage du Télémaque que d’aucun autre. On continue à en parler pendant tout le XIXe siècle, et on en parle aujourd’hui encore, alors que les infortunés navires ayant coulé dans la même rade sont parfaitement oubliés.
Pourquoi ? C’est que, très tôt semble t-il, un bruit a couru. Il s’est amplifié avec les années, s’est gonflé d’apports hétéroclites mais confirmatifs : le Télémaque contenait d’immenses trésors.
Évènement capital dans la course au trésor du Télémaque : le 5 septembre 1939, un scaphandrier remonte une caisse de monnaies. Parmi elles, des pièces françaises de 1788. Cette cargaison fabuleuse gisait donc là, sous les flots, en quelque sorte à portée de la main. Le trésor du Télémaque a fait naître les rêves de plusieurs générations. Quelques hommes ont fait plus qu’en rêver : ils ont voulu percer le mystère. Certains sont allés plus loin encore : ils ont cherché à récupérer le trésor.
Un trésor ? Des trésors peut-être ? La légende (si c’est une légende) s’incarne. C’est sûr qu’au fond de l’estuaire gît le magot de Louis XVI. Il faut prendre ces rumeurs avec les précautions d’usage dès qu’il s’agit de fortunes fabuleuses. Quoiqu’il en soit peu de temps après le naufrage, trois cents matelots arrivèrent de Cherbourg pour renflouer l’épave. Ils travaillèrent pendant trois mois sans réussir à dégager la carcasse du Télémaque, profondément enfoncée dans sa souille. Cette tentative corroborait l’hypothèse du trésor contenu dans les cales du navire. Si le chargement n’avait été que du bois de charpente et des tonneaux, on ne se serait guère occupé du Télémaque.
La Révolution passa, puis l’Empire. On semblait avoir oublié le brick mystérieux lorsque, en 1816, une gabarre vint mouiller devant Quillebeuf. On frappa une remorque sur l’épave pour déhaler celle-ci. En vain. On tenta alors de la soulever à l’aide d’élingues passées sous la coque, élingues amarrées à deux chalands. Efforts infructueux. La gabarre regagna Cherbourg et le Télémaque resta au fond de l’eau.
On en était maintenant persuadé, l’intérêt suscité par l’épave du Télémaque prouvait l’existence du trésor. Les langues se déliaient, un moine confirmait que le brick transportait bien les objets précieux des abbayes normandes. Un curé savait de source sûre, qu’on y avait embarqué 2 500 000 écus appartenant à Louis XVI. Un marin affirma que sur un bateau allant en Angleterre, il avait entendu des émigrés se plaindre d’avoir perdu une partie de leur fortune en baie de Seine. Et parmi ces fortunes celle du roi de France, et celle de Marie-Antoinette qui possédait de fabuleux bijoux, lesquels auraient sombré en baie de Seine, eux aussi. Après une première tentative de renflouement infructueuse, l’affaire du Télémaque revenait dans les esprits.
Quelques années plus tard, nouvel essai de renflouement. Le promoteur de cette opération était un certain Magny, alléché par la présence du trésor. Un arrêté de 1837 lui avait accordé le droit de procéder à la récupération de celui-ci moyennant une forte redevance à l’État.
L’ÉPAVE EST RÉCALCITRANTE
Magny utilisa une méthode classique : le soulèvement de l’épave au moyen de deux forts chalands de 600 tonneaux. Ceux-ci furent amarrés à l’épave à marée basse. On espérait qu’au moment du flux l’épave serait soulevée par les chalands et qu’elle remonterait à la surface. C’était simple. Trop simple même : les chaînes cassèrent sous le poids de l’épave. On recommença. Une fois, deux fois, trois fois, sans succès. L’hiver interrompit les travaux.
Obstiné, Magny poursuivit son opération au printemps suivant avec l’aide d’un associé nommé David. Mêmes espoirs et déboires. Tantôt les chalands s’enfonçaient, entraînés par l’épave, tantôt câbles et chaînes se rompaient. Au bout de trois ans, Magny renonça au trésor et le Télémaque fut abandonné.
Jamais deux sans trois ! Voici donc venue une troisième tentative. Cette fois-ci, elle est initiée par un Anglais un certain Taylor, qui comprend vite qu’il faut employer des moyens plus efficaces pour sortir le Télémaque du fond de l’eau. Taylor proposait donc que l’on construisit un pont au-dessus du corps du navire, et que « tous les liens et chaînes, arrangés de manière à faire une force équivalente à leurs dimensions, fussent amarrés à ce pont ». Il est certain que les chalands utilisés précédemment, s’élevant eux-mêmes avec la marée, ne représentaient pas une plate-forme de départ aussi efficace qu’un pont. On écouta Taylor, on édifia le pont en trois semaines.
Le 17 novembre 1841, à 6 heures du soir, les vents se mirent à souffler avec une telle violence que les ouvriers furent renversés. Un brick anglais venant de Villequier, emporté par l’ouragan, vint se jeter sur le pont construit par Taylor. Le Journal du Havre du 19 novembre relate que « ce brick, par cet incident, fut sauvé sans beaucoup d’avaries, mais le choc endommagea tellement les ouvrages qui pouvaient être terminés en quatre jours, qu’il eût au contraire fallu une quinzaine au moins pour les rétablir dans leur état primiti ». La saison était trop avancée pour que l’on prit un tel risque : « La descente des glaces qui peut avoir lieu d’un moment à l’autre, et les coups de vent, qui journellement accompagnent la marée montante, rendent la poursuite de l’entreprise, pendant les mois d’hiver, non seulement difficile et dangereuse, comme il est arrivé jusqu’à présent, mais encore absolument impraticable ».
Taylor, avait tout de même remonté à l’air libre quelques fragments du bateau échoué. Quelques indices qui encouragèrent les chercheurs. Bref, la passion montait. Ce qui arrangeait Taylor puisqu’il avait lancé des souscriptions et vendu des actions à se partager lorsque le trésor serait ramené à terre. Mais, ce beau rêve d’actionnaires, trouva vite son épilogue, quand Taylor disparut sans laisser de traces. L’Anglais Taylor avait « filé à l’anglaise » !
JUSTE AVANT LA GUERRE…
Nous voilà, juste avant la Seconde Guerre Mondiale. Cette fois ce sont des Français qui vont essayer à leur tour de mettre la main sur le trésor de Louis XVI. Les promoteurs du renflouement, les ingénieurs Laffitte et Crestois décident d’accélérer les travaux. Ils remontent même des débris de navire, de l’avant d’un navire… mais rien du trésor. Sur ces faits arrive l’occupation allemande. Les ingénieurs abandonnent eux aussi, et le Télémaque restera enfoui dans les eaux et dans son mystère. Il fallait cacher aux Allemands l’existence d’un pareil trésor. La guerre passe et la paix revient. Théodore Laffitte, qui a financé tous les travaux et a dû les interrompre par force majeure, se voit confirmer par les Domaines dans ses droits sur l’épave. Il met sur pied un nouveau plan d’action. Puisque l’arrière est coupé net, on ne peut songer à le retirer de l’eau sans qu’il risque de perdre ses richesses. Une seule méthode est possible : construire un caisson étanche que l’on descendra au fond de la Seine et dans lequel on pourra travailler tranquillement à piocher les sables et à dépecer l’épave.
Malgré tout, aucune nouvelle du trésor et l’ingénieur Laffitte n’est plus de ce monde. Reste le trésor du roi Louis XVI et des émigrés de 1790. Encore que, sur ce trésor, aucun document, aucun témoignage incontestable, n’existe. Seulement une longue tradition. Seulement des bruits si persistants qu’ils ont traversé des centaines d’années. Une présomption aussi : la découverte, dans les flancs du soi-disant Télémaque, d’un bijou épiscopal fort inattendu. La découverte d’objets précieux qui n’avaient nulle raison de se trouver à bord de ce navire marchand. Cette présomption est-elle suffisante pour forger une conviction ?
Les optimistes diront qu’il « n’y a pas de fumée sans feu ». Les pessimistes rétorqueront que l’imagination populaire enfante généreusement de séduisants romans qui, avec le temps, prennent l’allure de réalités indiscutables.
La seule chose dont on soit sûr, c’est qu’un navire transportant officiellement du bois, de l’huile et du suif a coulé le 3 janvier 1790 au large de Quillebeuf. La tradition qui seule confirmait la date du naufrage, son emplacement, le nom du capitaine, a été prouvée par des documents historiques.
Même les débris de coque relevés des eaux de l’estuaire de la Seine, ne sont pas à coup sûr, ceux du brick au trésor. On n’en n’a pas fini, comme aurait dit Fénelon, avec les aventures de Télémaque.