Il faut toujours « creuser son sillon » dit-on, pour encourager les hommes à suivre leur chemin. Mais parfois, comme à Berthouville en Normandie, creuser son sillon, au sens propre du mot, peut rapporter gros…
C’est au XIXe siècle, que l’histoire se déroule, peu avant la Révolution de 1830. Un paysan, Prosper Taurin, vient de devenir propriétaire d’un champ sur la commune de Berthouville. Un endroit inconnu de Dieu quelque part dans l’Eure à quelques petits kilomètres de Bernay en Normandie.
Prosper Taurin, en ces beaux jours de printemps, décide de labourer le champ qu’il vient d’acquérir. La charrue creuse des sillons bien réguliers. A un moment, le soc heurte un obstacle. Comme le champ est maintenant à lui, Prosper Taurin veut l’en débarrasser. Il va quérir une pioche. Il dégage, tout engluée de terre, non pas une pierre comme il pensait, mais une grande tuile qui était enfoncée debout, à faible profondeur dans le sol.
Des objets métalliques apparaissent : ils reposent en bloc sur une couche d’argile. Ils sont souillés de terre, bosselés, ternis. On peut cependant juger au premier coup d’oeil qu’ils sont en argent et qu’il y en a un bon poids.
Acheter une terre et, d’emblée, y trouver un dépôt de métal précieux : la bonne aubaine ! Prosper Taurin spécule déjà sur le prix qu’il pourra en tirer en le portant chez un fondeur. Quelle que soit sa joie d’une telle découverte, il décide, en paysan méfiant, de ne pas en souffler mot aux alentours. Il lui faut rapidement dégager le trésor et le cacher. Plus tard, il le portera à la ville.
Ce qu’avait découvert, en labourant son champ, l’agriculteur Prosper Taurin, était un véritable trésor d’objets d’argent, mais aussi un véritable trésor historique et archéologique, qui fit, du reste, l’essentiel des journaux de l’époque. En tout cas des chefs-d’oeuvre inestimables. Leur point commun est d’être tous en argent massif !
Les uns étaient des objets de culte d’autres étaient des offrandes, des ex-voto, apportés par les croyants et pèlerins.
Le trésor constitue un extraordinaire assortiment de pièces antiques, de dates et d’origines fort différentes. Les plus anciennes sont antérieures à la conquête romaine en Gaule (IIe ou Ier siècle avant Jésus-Christ) ; les plus récentes sont du IIIe siècle de notre ère. Parmi elles, des oeuvres de facture ou d’inspiration grecque, des oeuvres romaines d’importation, d’autres enfin qui sont dues à des artisans gallo-romains. Leur valeur artistique est assez variable. Mais certaines constituent des chefs-d’oeuvre inégalés de l’orfèvrerie antique ; il s’agit plus particulièrement d’une série de vases.
Selon les experts : « Ces vases doivent prendre rang parmi les plus beaux échantillons d’argenterie ouvrée que l’Antiquité nous ait légués. Ni par les justes proportions et l’élégance de la forme, ni par la déconcertante habileté de la technique, ni enfin par le soin méticuleux apporté aux plus petits détails de l’ornementation, ils ne sont dépassés par les pièces les plus justement admirées des trésors de Tarente ou de Pompéi. » (Ce sont là quelques unes des plus illustres trouvailles d’orfèvrerie antique qui aient été faites). Ces admirables chefs-d’oeuvre, Prosper Taurin les avait, au jour du printemps 1830, déterrés à la pioche…
Et parmi ces trésors, deux joyaux exceptionnels, deux statues du Dieu Mercure en argent, de toute beauté, une de près de 3 kilos et une autre statue de « seulement » 1,700 kilo, vestige de l’art romain. Une troisième représentation divine est celle de Maïa, la plus jeune des Pléiades, qui eut le privilège de s’unir à Jupiter pour engendrer Mercure.
Ces trois pièces sont les seules statuettes ou bustes trouvés à Berthouville. Toutes les autres consistent en des éléments de vaisselle. Les uns et les autres sont merveilleusement ciselés. Les scènes représentées sont multiples, avec tout un cortège de dieux et de héros, d’épisodes mythologiques ou magiques, même de chasse ou de cirque.
PRUDENCE EST MÈRE DE SÛRETÉ
Mais revenons à notre découvreur de trésor : l’heureux désormais propriétaire du champ magnifique, et dans l’esprit de Prosper Taurin : maléfique aussi ! Car dans le cerveau de cet homme simple, résonne un proverbe, un dicton, une sagesse, une tradition : « Qui touche à un trésor, mourra très vite, après l’avoir touché ». Eh oui ! Prosper Taurin était un « coeur simple » comme aurait dit Guy de Maupassant, un autre trésor de Normandie. Un trésor littéraire celui-là. En homme prudent, Prosper Taurin ne touchera pas de ses mains le trésor. Pieux artifice : c’est avec la pioche qu’il dégagera les objets et les enfouira dans un gros sac. Portera-t-il lui-même ce sac ? Que non : on n’est jamais trop prudent avec les esprits maléfiques ! Il va chercher son plus vieux cheval qui, après une longue vie de bons services, peut maintenant s’exposer à la mort. Et la malheureuse bête revient à la ferme, chargée d’argent.
Une fois le trésor bien caché, Prosper Taurin revient dans son champ. Il veut déblayer complètement la cachette, s’assurer qu’il n’y reste aucune pièce rare. Il dégage de grandes dalles, trouves des parois bien maçonnées, ainsi que les fondations d’une construction importante. Rien d’autre… Alors Prosper Taurin nivelle le terrain, y fait passer la charrue et sème du grain.
Prudent comme un serpent dans un champ normand, le paysan garde le secret de sa découverte. Il ne va pas le garder très longtemps, Prudence est mère de sûreté, certes, mais l’appât du gain est le plus fort. Prosper Taurin, balayant les maléfices et les malédictions, décide de porter son trésor à Bernay, la ville la plus proche pour l’y vendre. C’est encore le vieux cheval qui est affecté au transport et, par là, exposé à la mort par substitution.
À Bernay, le paysan dépose le sac du trésor chez un parent à lui, un huissier du nom de Liston. Il lui avoue le précieux contenu et son intention de le négocier au poids du métal. Mais Liston est plus avisé : ces objets, bien ciselés, ont une valeur propre. On doit tenter de les remettre en état pour accroître leur valeur. Et les deux compères, après s’être juré de garder le secret, de se mettre au travail. Point n’avait suffi de sortir à la pioche les objets de leur dépôt, ils sont maintenant soumis à la fureur de restauration de Taurin et de son cousin.
Il faut maintenant trouver un acquéreur. Il ne se présentera pas si la découverte est tenue secrète. Taurin et Liston se délient de leur serment du silence. On fait voir le trésor à un docteur de la ville qui, à son tour, avise un archéologue local, du nom d’Auguste Le Prévost. Celui-ci juge tout de suite de l’importance de la trouvaille et décide de lui assurer une publicité. Il envoie une note au Journal de Rouen, qui la publie aussitôt.
La nouvelle de la trouvaille éclate ainsi grâce à quelques lignes dans un journal local.Elle se répand rapidement. Tout de suite, un grand spécialiste, Raoul Rochette, estime qu’un tel trésor doit entrer dans les collections de l’État.
Il faut dire aussi que ce Raoul Rochette est le conservateur d’un musée de médailles et d’antiquités. Pour la petite histoire, il avait épousé la fille du célèbre sculpteur Houdin. Il ne savait pas que son implication dans cette aventure de trésor trouvé par Taurin, allait lui attirer quantité d’ennuis et de désagréments ! Il allait connaître à ses dépens combien l’administration pouvait, par ses lois et ses attendus, torturer ses serviteurs les plus compétents et les plus zélés.
Quoiqu’il en soit, Raoul Rochette n’a pas perdu de temps. Il a demandé un crédit important pour l’achat du trésor. On lui accorde 10 000 francs, mais, comme ces fonds ne sont même pas disponibles, il offre de les avancer sur sa propre cassette.
Là-dessus, l’archéologue et savant Rochette, prend contact avec un antiquaire : il s’appelle Camille Rollin. Ce dernier est prêt à payer les 10 000 francs pour acquérir le trésor. Mais Rochette convainc son concurrent qu’il faut laisser ce trésor à l’État. Rollin s’incline et voilà maintenant Rochette et le paysan Taurin, en pleine négociation.
D’une part le savant veut absolument acquérir le trésor pour les collections royales, et d’autre part, le paysan madré et sans instruction ne connaît d’autres arguments que sonnants et trébuchants. Enfin, l’accord est conclu. Pour quelle somme ? Quinze mille francs. Or, les crédits ouverts s’élèvent seulement à dix mille francs…
Rochette pouvait penser que, devant la réussite de l’opération et en raison de l’extraordinaire valeur du trésor dont l’administration allait pouvoir juger pièces en main, la somme complémentaire serait allouée sans difficulté. Il se faisait, à cet égard, de grandes illusions. Voilà que, par surcroît, Taurin ne se contente pas d’un engagement écrit : il veut percevoir séance tenante la somme fixée par l’acte de vente, sinon le trésor ne pourra être emporté à Paris. Bien entendu, Rochette n’a pas sur lui la somme disponible. Mais Camille Rollin, qui n’a pas quitté les lieux, a un portefeuille bien rempli et il prête dix mille francs au malheureux conservateur…
D’autres arrivent en tendant la main. L’huissier Liston fait valoir le rôle qu’il a joué en cette affaire, sans lui les objets auraient été fondus. C’est exact. Rochette lui alloue quinze cents francs. Puis de bonnes gens de Bernay viennent dire : « N’oubliez pas les pauvres ». Cinq cents francs pour eux. Camille Rollin est encore là, qui règle ces dépenses imprévues.
Ce bon Rollin était bien gentil d’avancer de telles sommes. Il n’avait en compensation que la promesse du conservateur Rochette de recevoir en récompense de ses avances et de son « don » à l’État, que des doubles des pièces d’argent, en grande quantité il est vrai, trouvées par Prosper Taurin. Rollin était le mécène en quelque sorte qui achetait le trésor de Taurin, pour le rétrocéder à l’État, moyennant quelques pièces d’argent, en remerciement de son action.
Mais ces belles combinaisons déplaisent à la population et on commençait à jaser. Même si l’action du conservateur était pure et dans le seul but de garder ce trésor dans le patrimoine public. Alors, fut entreprise contre Raoul Rochette une campagne d’une violence inouïe. On l’accusa de tripotage, sinon de vol. Là-dessus, le nouveau gouvernement ne voulut même pas reconnaître la dette d’honneur contractée envers Camille Rollin qui dut se contenter du remboursement, en quatre annuités, des sommes qu’il avait avancées. Les attaques ne cessèrent point contre Rochette jusqu’au jour où le gouvernement provisoire de 1848 le révoqua, sous une forme déguisée,celle d’une « suppression d’emploi », dont personne ne fut dupe.
Trop de bruit, trop de polémiques autour de ce trésor de Berthouville, empêchèrent de fouiller ou de chercher plus loin dans les vestiges enfouis dans les champs, qui avaient recouverts d’humus et de prairies, un temple gallo-romain ! On laissait à Prosper Taurin, le soin de continuer les fouilles, si bon lui semblait.
Il aurait fallu chercher plus avant et plus profond peut-être. Quelques archéologues ou savants essayèrent sans succès. Il leur fallu renoncer tant était âpre la convoitise des paysans qui venaient, à leur insu, bouleverser les vestiges à la recherche du trésor.
Des fouilles reprirent cependant une vingtaine d’années plus tard, cette fois dans de bonnes conditions, menées par un archéologue de renom à cette époque : c’était un père Jésuite du nom de Camille de la Croix. Cet excellent archéologue mit au jour, à Berthouville, un grand nombre de vestiges et en déchiffra le plan. Il prouva l’existence de plusieurs temples et d’une bourgade et, de surcroît, dégagea les restes d’un théâtre.
On était en présence d’un ensemble galloromain, aux imposantes constructions recelant un fabuleux trésor en argent massif, et en histoire d’un passé lointain.
Pourquoi ces richesses destinées au Dieu Mercure ont-elles été enfouies ? Peut-être faut-il en chercher la cause du côté des invasions après la chute de l’empire romain. Mais ceci n’est plus l’histoire d’un trésor seulement l’Histoire tout court.