Par Eduardo Gurgel
Il est difficile de situer précisément l’origine des premières monnaies pontificales tant la définition du titre de pape elle-même évolue jusqu’au Moyen Age. Pour certains, tous les évêques de Rome peuvent être désignés comme pape en tant que héritiers de Saint Pierre. Pour d’autres, il faut attendre que les papes romains aient une véritable autorité politique et religieuse sur l’ensemble des chrétiens d’Occident pour qu’ils puissent être considérés comme tel. La capacité à battre monnaie peut être un indice de la reconnaissance de cette autorité temporelle à défaut d’être spirituelle. mais elle n’est pas si évidente à observer tant les relations entre les Romains, le pape, les empereurs Byzantins, Carolingiens ou du Saint Empire Romain Germanique sont complexes.
DES ORIGINES OBSCURES
Le terme même de pape n’apparaît que vers 306 à Alexandrie pour désigner un chef religieux de premier ordre, en l’occurrence le métropolitain de la plus importante cité chrétienne de l’époque. L’application du même titre à Rome n’est évoquée que lors du concile de Nicée en 325 pour désigner également les chefs religieux d’Antioche, puis de Constantinople et de Jérusalem à partir de 381, ceci afin de contrebalancer l’influence des évêques ariens d’Alexandrie. Ce titre est par la suite utilisé par de nombreux évêques qui se considèrent comme les « papa urbis » de leur propre cité. L’évêque de Rome ne peut s’enorgueillir d’une autorité supérieure que parce qu’il est l’évêque de la capitale de l’Empire d’Occident et descendant de Saint Pierre.
Cependant il reste à l’écart des grands débats théologiques de l’époque tandis que Rome commence simplement à devenir un lieu de pèlerinage fréquenté par ceux qui veulent approcher les tombaux des martyres. Au VIe siècle, à la faveur de la reprise en main d’une partie de l’Italie par l’empereur de Constantinople Justinien, les évêques de Rome obtiennent de ce dernier l’exclusivité de ce titre mais d’autres évêques comme celui de Milan, ne lui reconnaissent pas une prépondérance pour les questions religieuses. En réalité, le pape apparaît alors dans les correspondances de la chancellerie de l’empire comme une autorité temporelle sûre, capable de gérer certaines questions en Italie pour le compte de l’empereur telles la perception des impôts, le paiement des fonctionnaires et des soldats ou comme représentant diplomatique auprès des chefs barbares.
Beaucoup d’évêques et d’abbés de l’époque, profitant du désordre provoqué par les disputes entre royaumes barbares, se sont attribués les mêmes prérogatives à leur échelle et commencent très tôt à émettre leurs propres monnaies d’argent reconnaissables aux petits signes, une crosse ou une mitre, qui apparaissent sur les pièces afin d’alimenter leur marché local. Quelques personnalités charismatiques se distinguent à Rome comme le pape Léon Ier qui parvient à convaincre Attila d’épargner l’Italie en 452 ou Grégoire Ier le Grand qui a donné son nom aux fameux chants grégoriens mais qui est surtout considéré comme l’un des Pères de l’Eglise avec Saint Ambroise, Saint Augustin et Saint Jérôme au VIe siècle. Ces interventions montrent que le pape est alors avant tout un personnage politique qui parvient à reprendre à son compte les institutions romaines et une partie des revenus du fisc impérial.
Presque toujours issus des familles sénatoriales de Rome, ils occupent des fonctions civiles avant d’être élus selon la tradition par le peuple et le clergé romain « clero et populo ». C’est pourquoi les premiers évêques de Rome, en dépit de leur autorité religieuse n’émettent pas de monnaies officiellement en tant que pape mais plutôt au nom de l’empereur de Constantinople ou au nom de la ville, c’est-à-dire du sénat de Rome. En 726, le pape est d’ailleurs reconnu comme étant légitimement le « Père de la République Romaine ». Plusieurs monnaies peuvent alors être attribuées à l’autorité papale à Rome et en Italie centrale, mais aucune de ces espèces, de type byzantin, ne porte une marque distinctive des autres monnaies byzantines de l’époque. Certains pensent ainsi que Grégoire II faisait battre monnaie dès 715 tandis que d’autres attribuent au pape Vitalien les monnaies italiennes frappées entre 657 et 672.
LES PREMIÈRES MONNAIES PONTIFICALES
A la fin du VIIIe siècle, les Lombards menacent directement Rome, Etienne II, successeur du pape Zacharie qui vient d’accepter de déposer officiellement le dernier souverain mérovingien en 749 demande alors en échange l’intervention du puissant nouveau roi des Francs, le carolingien Pépin le Bref. Ce dernier accepte d’intervenir pour protéger « les Etats du pape », territoires que l’empereur Constantin aurait cédés au pape Sylvestre en 335 d’après un faux document rédigé afin de légitimer l’autorité papale en Italie. Ainsi, en 754, Pépin le Bref reconnaît l’autorité du pape sur les Etats pontificaux et son fils, Charlemagne, confirme cette donation en 774 après s’être emparé de la couronne lombarde. Le pape ayant ainsi obtenu une autorité civile officielle et une certaine indépendance peut à son tour émettre ses propres monnaies.
L’une des plus anciennes est alors un gros d’argent d’inspiration byzantine, frappé sous Adrien Ier en 772. Le monogramme représentant le nom du pape n’apparaît cependant qu’en 795 sous Léon III. Ce dernier, qui est dangereusement contesté au sein même de la ville de Rome par de puissantes familles sénatoriales rivales, décide de rencontrer le roi Charlemagne en Saxe en l’an 799, afin de le convaincre d’intervenir et pour lui proposer de le reconnaître empereur de l’Occident. Il espère en secret rétablir l’unité avec l’Orient en le rapprochant de l’impératrice Irène mais c’est un échec. Cependant, en l’an 800, Charlemagne est officiellement couronné empereur à Rome par le pape Léon III. Chacun y trouve son compte puisque Charlemagne, en reconnaissant l’autorité supérieure du pape, prétend être reconnu par toute l’Eglise occidentale et cette même reconnaissance permet au pape de s’affirmer comme le chef suprême garant de l’unité de l’Eglise de tout l’empire.
Le pape reste néanmoins subordonné à Charlemagne pour toutes ses décisions temporelles et par la suite le nom de l’empereur Charlemagne puis de son fils Louis le Pieux apparaît, en tant que défenseur de l’Eglise, soit avec, soit à la place du nom du pape sur les pièces frappées à Rome. En 816, Etienne IV est le premier à faire mention des noms de Saint Paul et de Saint Pierre sur ses monnaies. Le denier « papalin » circule alors au côté du denier « pavese » émis par l’atelier de l’ancienne capitale lombarde depuis sa prise par Charlemagne.
En 855, Benoit III fait graver la tête de Saint Pierre sur ses monnaies. C’est à cette époque que nait la tradition de faire émettre une nouvelle monnaie à l’occasion de chaque intronisation d’un nouveau pape car il existe alors une période plus ou moins longue entre la désignation « clero et populo » et la cérémonie d’intronisation elle-même, ce qui permet aux ateliers de créer une nouvelle monnaie en l’honneur du nouveau pape. Cette première série de monnaies papales, appelée « monnaie de Saint Pierre », qui se poursuit jusqu’en 984 est connue sans trop de lacunes car une autre tradition issue de l’antiquité perdure à Rome, celle de mettre systématiquement une pièce de l’année dans le caveau du défunt. A l’origine elle devait permettre au mort de payer son passage, sous l’ère chrétienne, elle permet surtout de dater et d’identifier un martyr.
LA DOMINATION OTTONIENNE
Suite au traité de Verdun de 843, l’empire se disloque en trois royaumes distincts prêts à s’affronter et les terres du pape dépendent alors de la protection du roi le plus faible, Lothaire dont le royaume est à nouveau partagé à sa mort en 855. Le pape, menacé par les incursions arabes et vikings ne peut alors plus se passer de l’appui des souverains de France ou de Germanie tandis qu’en Italie, les archevêques de Ravenne et de Milan profitent de la faiblesse du roi Louis II pour s’arroger des droits politiques et religieux. A Rome, les familles sénatoriales romaines se disputent violemment le saint siège qui est officiellement perçu comme la plus haute distinction de la magistrature civile. Les patriciens n’hésitent pas à faire assassiner les candidats dont l’élection a pu être influencée par l’intervention d’un prince extérieur. La confusion est telle qu’entre 903 et 931, ce sont deux riches patriciennes qui par leurs intrigues disposent à leur gré du pontificat.
Les ecclésiastiques occidentaux profitent de cette anarchie et de cette absence d’autorité souveraine du pape, discrédité, pour se comporter alors en seigneurs sur leurs terres. Ils prélèvent des impôts, se battent sur les champs de bataille, se marient et s’attribuent des droits comme celui de battre monnaie. Cette fois-ci certains n’hésitent pas à faire apparaître leur nom sur les monnaies comme bon nombre d’abbés ou d’évêques du royaume de France sous le règne des derniers Carolingiens. En Italie c’est l’inverse car en 962, la restauration du pouvoir impérial par le roi Othon de Germanie entraîne presque automatiquement l’intégration du saint siège au sein de son Saint Empire Romain Germanique. C’est alors à cette période que prend fin le premier monnayage pontifical avec les dernières émissions frappées au nom du pape Benoit VII mort en 983.
Les seules monnaies émises par les ateliers romains par la suite le sont au nom du Sénat avec le retour de la fameuse formule « SPQR ». Cette renaissance impériale ottonienne est donc marquée par l’absence de frappes papales jusqu’à la fin du XIIIe siècle. L’image de Saint Pierre tenant des clefs ou la légende « Romanorum princips », qui pourrait désigner le pape, continuent cependant d’apparaître, seul le nom du pape en fonction disparait.
Les papes n’en sont pas pour autant absents de la scène politique et diplomatique et c’est à leur initiative que se produit le grand schisme d’Orient en 1054. Les ecclésiastiques d’Occident ne reconnaissent alors plus aucun lien avec les autorités religieuses d’Orient qui sont, elles, très étroitement liées à l’empereur de Constantinople. Les quelques querelles religieuses n’ont servi en réalité que de prétexte pour mieux se détacher de l’influence grecque orthodoxe du patriarche de Constantinople. Les souverains occidentaux soutiennent d’autant plus l’idée qu’ils souhaitent soumettre le clergé à leur autorité.
Les papes tentent alors de s’affranchir également de l’autorité germanique en s’appuyant sur la présence des Normands, nouveaux maîtres du Sud de l’Italie. Ceux-ci lui reconnaissent l’autorité religieuse et protègent ses territoires de Bénévent, en revanche au Nord, l’empereur entend bien s’octroyer le droit de désigner les évêques de l’empire, c’est le début de la querelle des investitures. En 1075, le pape Grégoire VII qui souhaite réformer l’Eglise d’Occident en interdisant le mariage des prêtres et la vente des biens et des dignités ecclésiastiques provoque la colère de l’empereur Henri IV. Ce dernier menace de faire destituer le pape mais celui-ci réagit habilement en l’excommuniant et en interdisant à tout bon chrétien de lui obéir. L’empereur Henri IV est alors obligé de faire pénitence en venant demander son pardon pied nu au pape à Canossa en 1077. L’empereur parvient cependant par la suite à retenir le pape enfermé dans Rome et seule l’intervention des Normands lui permet de s’échapper.
En 1095, le pape Urbain II prêche la croisade contre les infidèles en Palestine et en Espagne, seul moyen selon lui de détourner les velléités guerrières des nombreux chevaliers d’Occident et surtout d’unifier la chrétienté sous son autorité. La querelle des investitures prend fin en 1122 après des négociations organisée à Worms entre le pape, les principales cités commerçantes, les Normands, la comtesse Mathilde de Toscane et l’empereur. Les villes italiennes en profitent pour obtenir d’avantage de libertés. C’est suite à cet accord que le pape Calixte II convoque en 1123 le premier Concile de Latran qui va redéfinir pour longtemps un certain nombre de canons de l’Eglise et entériner les grandes réformes grégoriennes. Parmi ces canons figurent à l’article 15 les menaces d’excommunication et de malédiction qui pèsent sur les faux monnayeurs car le pape continue de considérer que les frappes de monnaies romaines lui appartiennent et que ce droit ne peut être violé. Innocent III désigne d’ailleurs les deniers à la fleur circulant en Italie en 1208 comme étant « moneta nostra ».
L’INFLUENCE FRANÇAISE
En 1254, l’extinction de la lignée impériale des Souabes met fin à la domination germanique. Malheureusement, l’arrivée de la maison d’Anjou sur le trône de Naples et de Sicile en 1263 entraîne une nouvelle menace, celle des souverains français. C’est d’ailleurs le nom des princes d’Anjou comme Charles, en tant que roi de Naples, qui apparaît sur les monnaies sénatoriales romaines à cette occasion, « KAROLUS SPQR ». C’est aussi l’apparition d’une nouvelle référence pour les monnaies romaines, celle du denier provinois. En effet, outre le fait qu’elle soit l’une des monnaies les plus utilisée du royaume de France, elle est celle qui a été probablement le plus frappée durant les croisades et par conséquent elle s’est rapidement diffusée dans toute l’Italie, soit par le biais des villes portuaires qui se chargeaient du transfert des croisés, soit directement dans les coffres de la Chambre Apostolique au titre de dons, d’impôts, de taxes ou de dépôts récupérables en Orient.
Au début du XIVe siècle, les Etats pontificaux atteignent alors leur extension maximale avec, outre les provinces centrales de l’Italie, des provinces en Toscane, des duchés comme celui de Spolète et des enclaves comme celles de Bénévent et du Comtat Venaissin dans les royaumes de Naples et de France. Les papes sont riches et puissants et pourtant ils doivent de plus en plus supporter l’intervention des souverains étrangers comme le roi de France Philippe le Bel qui veut obtenir la condamnation des templiers.
Après l’outrage subi par le pape Boniface VIII lors de sa rencontre avec Guillaume de Nogaret à Anagni en 1303, les papes italiens perdent le contrôle politique du saint siège et le roi de France obtient la nomination d’un pape français, Clément V en 1305, qui choisit d’installer le saint siège à Avignon en 1309. Avignon devient donc la nouvelle capitale de l’Eglise occidentale, au plus près des souverains français, tandis que Rome tombe dans l’anarchie avec plusieurs tentatives infructueuses de nomination d’antipapes. C’est le début du schisme d’Occident. C’est également le retour des frappes pontificales avec une plus grande diversité que jamais auparavant !