Les années 1560-1570 furent marquées par une formidable augmentation des prix que l’on impute à la question monétaire. À travers le royaume, de nombreux penseurs publièrent leurs réflexions sur la monnaie. Parmi les plus fameux, l’histoire a retenu Les paradoxes du seigneur de Malestroict sur le faict des monnoyes, publiés en 1566, et La réponse de Jean Bodin à propos de la monnaie et de l’enrichissement de toute chose et le moyen d’y remédier, publié en 1568.
Ces ouvrages influencèrent la Couronne, la cour des monnaies et les états généraux qui, en 1577, promulguèrent une série d’ordonnances visant à réformer en profondeur le système monétaire français.
Les dérèglements monétaires
En 1562-1563, de 1571 à 1573 puis de 1585 à 1588, le prix des céréales et du pain augmenta très fortement. Or, ces chertés du blé n’étaient pas dues à de mauvaises récoltes ou aux désordres militaires, mais à la dégradation de la situation monétaire.
En effet, les cours légaux des monnaies avaient été rehaussés, de plus en plus fréquemment, afin de suivre le mouvement du cours dit « volontaire », c’est-à-dire celui auquel les marchands, banquiers et changeurs acceptaient effectivement les pièces. C’est ainsi qu’entre 1560 et 1571, le cours volontaire de l’écu passa de 46 à 54 sols. La différence entre le cours théorique légal, ordonné par le Roi, et la valeur réellement pratiquée par certains marchands devint telle qu’au début des années 1560, la question de l’inflation conduisit le monarque à solliciter l’avis d’un conseiller de la chambre des comptes : Jean de Malestroit. La situation, déjà difficile, se dégrada encore à partir de 1574 et devint particulièrement tendue à la fin de l’année 1576, au moment où s’engageait la réunion des états généraux. Le cours légal de l’écu d’or passa alors de 54 à 60 sols, mais on l’acceptait même à 66 sols.
Une crise qui ne cesse de se démultiplier
En 1577, la crise s’intensifia encore, notamment durant l’été. En certains lieux du royaume, les cours volontaires de l’écu s’envolèrent jusqu’à 100 sols, peut-être 120, voire 145 sols. La Couronne était incapable de réguler le cours de la monnaie d’or. Celui-ci était alors clairement dicté par les seuls spéculateurs, qui étaient aussi parfois les créanciers du monarque. La fragilité du Roi face aux banquiers et aux changeurs était telle que les autorités royales furent parfois conduites à tolérer l’usage d’un prix supérieur au cours légal pour leurs propres opérations, ceci afin de respecter leurs engagements financiers… Bien sûr, cette inflation du cours volontaire touchait aussi la monnaie d’argent, le teston.
Derrière la question des cours de l’écu d’or et du teston d’argent se cache le problème plus important du rapport or / argent, qui structurait tout le système. Durant les années qui précédèrent 1577, les ratios officiels entre or et argent sous-évaluaient traditionnellement l’or : le ratio évolua ainsi de 11,59 à 12,52 entre 1561 et 1572 puis de 11,13 à 12,66 entre 1573 et 1576.
Or, la découverte de l’argent de Potosi (Bolivie) avait changé la donne. En effet, à partir de 1550 environ, l’argent affluait tant que l’or devint proportionnellement plus rare dans la circulation. L’abondance relative de l’argent se traduisit ainsi par des cours volontaires des pièces d’or supérieurs à leurs cours légaux, qu’elles soient étrangères ou françaises. L’abondance d’argent se traduisit aussi, en l’absence d’un rehaussement suffisant des cours légaux des pièces d’or, par une fuite relative de l’or, car le métal jaune pouvait être davantage valorisé par l’exportation ou la thésaurisation. C’est ainsi que, dans la circulation monétaire française, la part des monnaies étrangères de moindre qualité augmenta considérablement, à commencer par celle de l’escudo espagnol qui se diffusa très largement en France. L’escudo contenait 91,6 % d’or, aussi les marchands préféraient-ils s’en servir pour leurs transactions et mettre de côté les précieux écus au soleil français contenant quant à eux 95,8 % de métal fin. Ne dit-on pas que « La mauvaise monnaie chasse la bonne »… ?
La réforme de 1577
Les principes de cette réforme étaient on ne peut plus clairs : conforter la valeur réelle de la monnaie pour lutter contre la flambée spéculative. Pour cela, la Couronne promulgua une série d’ordonnances imposant une profonde réorganisation du système monétaire français.
Tout d’abord, les ordonnances modifiaient le système de compte. À partir du 1er janvier 1578, l’unité de compte historique, la livre tournois (subdivisée en 20 sols et chaque sol en 12 deniers), disparaissait purement et simplement, au profit de l’écu subdivisé en 60 sols. La réforme faisait du sol la subdivision unique de l’écu, de sorte qu’il devenait désormais impossible que l’écu vaille plus de 60 sols. La réforme supprimait la livre tournois parce que celle-ci était alors vue comme une monnaie « imaginaire » car elle était une unité abstraite dont la matérialité métallique ne s’obtenait qu’en calculant la valeur intrinsèque de chaque pièce définie par son titre et son poids. A contrario, l’écu était déjà la pièce d’or, réelle, la plus importante du système monétaire. En en faisant également la valeur de référence pour la comptabilité, la réforme abolissait la dualité entre la monnaie de compte, « imaginaire », et la monnaie physique, « réelle ». Cette dichotomie entre monnaie réelle et monnaie imaginaire était au cœur des controverses économiques depuis les années 1560. La réforme y apportait une réponse.
Dans cette même logique, la réforme créa des divisions physiques de l’écu, avec l’introduction de nouvelles pièces d’argent d’un quart d’écu et d’un huitième d’écu, dont la valeur était même, pour la première fois, inscrite au revers. En effet, autour de l’écu royal chargé des trois fleurs de lys, apparaît en chiffres romains II / II (4) et V / III (8). C’était une habile traduction graphique qui désignait la « quatrième partie de l’écu » et la « huitième partie de l’écu ». Tout comme la pièce d’or, il s’agissait de subdivisions palpables, ayant une existence matérielle bien réelle. Pour autant, le franc d’argent et ses divisions créées en mai 1575 ne furent pas supprimer. Le cours du franc ayant été établi à 20 sols, ceux-ci valaient désormais un tiers d’écu, le demi-franc, un sixième d’écu, et un douzième d’écu pour le quart de franc. Le nouveau système monétaire basé sur l’écu offrait donc deux divisions, l’une binaire, l’autre ternaire.
Aussitôt, tous les comptes officiels et les actes notariés se plièrent à la décision royale et l’on apprit rapidement à donner aux monnaies une valeur en fractions d’écu. Cependant, le nouveau système fut plus long à se diffuser chez les particuliers. Mais il fut en quelques mois unanimement adopté. La consultation des archives montre toutefois qu’on précisait souvent auprès d’une somme indiquée en écus son équivalent en livres (comme beaucoup le font encore aujourd’hui en francs à côté de l’euro, pourtant en usage depuis plus de vingt ans). Les habitudes étant fortes en matière monétaire, il est flagrant que la comptabilité par écu ne réussit jamais vraiment à s’imposer totalement.
De conditions de monnayage
Les ordonnances concernaient aussi les conditions du monnayage. Tout d’abord, elles établirent un rapport fixe entre les espèces d’or et celles d’argent, avec un ratio or / argent défini par la loi de 1 à 12. Cependant, la comparaison précises des valeurs intrinsèques réelles donne un ratio de 11,51. La réforme conduisit donc à survaloriser légalement l’or par rapport à l’argent, ce qui corrigeait une partie des déséquilibres antérieurs. Ensuite, elles confortèrent des décisions prises en 1575 en matière de frappe. Par exemple, elles accentuèrent la frappe du franc d’argent dont la production était jusqu’alors essentiellement concentrée à Paris et Lyon. Enfin, elles complétèrent le système de paiement : d’une part avec la création des quarts et des huitièmes d’écu évoqués plus haut, d’autre part avec l’introduction de petites pièces de cuivre pur, les doubles tournois. Comme pour les quarts et les huitièmes d’écu, ces petites piécettes, dont la valeur intrinsèque était négligeable, portaient en toutes lettres la mention de leur cours, et en français !
Pour finir, les ordonnances de mars et septembre 1577 démonétisèrent 120 types monétaires provenant d’une vingtaine de pays différents. Il n’y avait plus que les pièces venant d’une dizaine de royaumes étrangers, au premier rang desquels l’Espagne, qui étaient encore autorisées à circuler. La cour des monnaies aurait même voulu démonétiser toutes les espèces étrangères et ainsi simplifier totalement la masse monétaire circulant en France… L’enjeu de ces mesures était de forcer la conversion des devises étrangères en monnaies françaises, afin de maintenir dans le royaume les métaux précieux captés grâce au commerce extérieur excédentaire. Les mesures incitatives furent complétées par l’ordonnance coercitive du 14 avril 1578 interdisant l’exportation de toutes matières d’or et d’argent. Une fois arrivés en France, l’or et l’argent ne devaient plus en repartir ! On voit ici la logique mercantiliste, théorie économique selon laquelle la richesse d’un pays se mesure aux quantités de métaux précieux dont il dispose.
Les aboutissants
À la suite de cette réforme, la frappe de l’argent concentra l’essentiel de l’activité des ateliers monétaires français, notamment ceux situés le long de la façade atlantique alimentés par la refonte des réaux espagnols. La Monnaie de Nantes par exemple convertit 100 tonnes d’argent en pièces françaises entre 1576 et 1604.
Malheureusement, la fixation arbitraire et définitive du ratio or / argent par la Couronne relevait alors de l’utopie, surtout en cette période marquée par l’afflux soudain et massif de l’argent de l’Amérique espagnole. Cette mesure, sur laquelle était basé tout le système, était alors nécessairement vouée à l’échec. Pour autant, la réforme de 1577 a indéniablement calmé le jeu des spéculateurs, marchands-banquiers et changeurs, durant plusieurs années.
La réforme de 1577 ne pouvait fonctionner qu’avec une stabilité monétaire parfaite. Impossible sans un État fort… La guerre civile affaiblissait le pays et déréglait tout, à commencer par l’économie et la monnaie. En 1590, si l’écu valait théoriquement toujours 60 sols, dans les faits il valait 20 à 30 % de plus à Paris. Au plus fort des troubles, certains parlent d’une envolée de l’écu jusqu’à 160 sols !
Face à la réalité, le duc de Sully, ministre des finances d’Henri IV, dut rétablir la traditionnelle comptabilité en livres et porter le cours officiel de l’écu à 65 sols. Le marché avait gagné…