Monnaies Royales par Gildas Salaün, responsable du Médaillier au Musée Dobrée à Nantes.
La numismatique coloniale a ceci de passionnant que les conditions dans lesquelles une monnaie est produite relèvent parfois d’un véritable roman historique. Sous l’Empire ce fut le cas de la fameuse « piastre Decaen »…
Charles Decaen (1769-1832) est nommé capitaine général des Indes par le Premier Consul Bonaparte en 1802 pour assurer l’administration et la défense de l’Inde française depuis les Mascareignes, archipel notamment composé des îles de France (actuelle Île Maurice) et Bonaparte (précédemment appelée Île Bourbon, actuelle Réunion). Constamment menacé par les croisières anglaises, le général n’a pour toute flotte que quelques navires, la plupart de commerce reconvertis en corsaires. En 1808, afin de la renforcer, Decaen établit les plans d’un petit brick de guerre de douze canons de 12 et de cent dix hommes d’équipage qu’il fait construire localement : l’Entreprenant. En octobre, ce nouveau vaisseau est placé sous le commandement d’un jeune officier, qui fut parfois corsaire, Pierre Bouvet de Maisonneuve (1775-1860), fils d’un officier de marine issu d’une vieille famille malouine et d’une créole de l’Île de Bourbon.
Une prise extraordinaire
Avec l’Entreprenant, Bouvet multiplie les prises en mer des Indes. La plus importante est celle de l’Ovidor, un navire de neuf cent tonneaux appartenant à la Compagnie des Indes hollandaises, armé de dix-huit canons de 12 et de cent soixante hommes d’équipage, dont il s’empare le 20 octobre 1809 au large de Manille. Dans les cales de l’Ovidor, Bouvet et ses hommes découvrent une riche cargaison de marchandises de Chine, mais surtout deux cent trente mille piastres d’argent, presque six tonnes de pièces de monnaie, renfermées dans des barils ! Mais, ce fabuleux trésor n’était pas seulement composé de monnaies sonnantes et trébuchantes, puisque des lingots d’or et d’argent le complétaient. Bouvet expédie immédiatement toutes ces richesses à l’Île de France. Cette capture mirifique lui vaut alors d’être promu capitaine de frégate et de recevoir le commandement de la Minerve à bord de laquelle il s’illustre durant la bataille de Grand Port1. Bouvet se souviendra plus tard que « le numéraire de l’Ovidor remonta le Trésor » et permit l’armement des navires de la « division Duperré », ceux-là même qui remportèrent la victoire de Grand Port, la plus grande victoire navale française de l’Empire, raison pour laquelle celle-ci figure sur l’Arc de triomphe de Paris.
Mais, puisque « les matières d’or et d’argent provenant de la prise de l’Ovidor, acquises par l’Administration, […] ne peuvent être employées dans l’état et la forme qu’elles ont », le capitaine général Decaen décide par arrêté du 6 mars 1810 « de les convertir en monnaies coloniales » afin « de les utiliser dans l’intérêt général de la colonie et pour l’avantage du service ». Decaen expose deux autres raisons imposant la transformation de ces métaux précieux en monnaie locale.
Tout d’abord, la peur de la spéculation car selon lui « les matières d’or et d’argent introduites par la prise de l’Ovidor seraient exportées sans aucun avantage public si elles étaient vendues dans leur état naturel ». Alors « qu’en les convertissant en une monnaie dont l’exportation ne puisse présenter d’appât aux spéculateurs », elles viendraient ainsi pallier le manque de moyen de paiement qui handicape lourdement le commerce et l’économie de la colonie.
Car ce manque constant de monnaies inquiète fortement Decaen qui considère « qu’il y a utilité pour les deux îles et pour le gouvernement d’augmenter la quantité de numéraire en circulation dans ces colonies ». C’est pour cela que le capitaine général autorise aussi la mise en circulation d’importantes quantités de monnaies de cuivre de la Compagnie anglaise des Indes Orientales récupérées depuis des années par les corsaires français. En complément de celles-ci, Decaen voit donc dans l’or et l’argent de l’Ovidor l’opportunité de faire frapper des pièces complémentaires de fortes valeurs qui « faciliteront les transactions particulières ».
La seule monnaie mauricienne
Enfin, Decaen enfonce le clou en affirmant que la frappe de ces monnaies n’engendrerait aucun coût à l’État. En effet, la réalisation des matrices et la production des pièces sont confiées à un orfèvre-bijoutier-graveur local, installé à Port Louis, et « connu pour capable d’exécuter toutes les opérations du monnayage, possédant matériaux et ustensiles qu’exige ce travail », le sieur Aveline, qui demande une commission de 8 %. Or, « les frais de fabrication [des monnaies] se trouveront dans la valeur d’émission qui leur sera fixée ». Le bénéfice de l’État était ainsi assuré… Decaen put alors nommer une commission chargée de surveiller la fonte des matières précieuses, l’addition de l’alliage et tous les détails d’exécution de la fabrication des pièces.
L’article Ier de l’arrêté du 8 mars 1810 fixe les caractéristiques techniques de chaque pièce :
– Pour les monnaies d’or, leur titre doit être de 20 carats (83,34 %), leur poids de « 36 pièces et quatre septièmes au marc », c’est-à-dire 6,70 g. Leur diamètre est de vingt-deux millimètres pour un millimètre d’épaisseur. Leur valeur libératoire est fixée à quarante livres de la colonie. Ces pièces correspondent à peu près au napoléon de 20 francs de la métropole.
– Pour les monnaies d’argent, leur titre est de 82,3 %, leur poids « sera de neuf pièces et un septième au marc », c’est-à-dire 26,78 g. Leur diamètre est de trente-neuf millimètres pour deux millimètres d’épaisseur. Leur valeur libératoire est fixée à dix livres de la colonie. Ces pièces correspondent à peu près à l’écu de 5 francs de la métropole, mais « leur valeur intrinsèque est de quatre francs quatre-vingt onze centimes », la différence servant à payer Aveline et à enrichir le Trésor…
L’article II donne la description des pièces : « d’un côté l’aigle impérial couronné, avec le millésime 1810 au-dessous, et ces mots : Isles de France et de Bonaparte, pour légende ; de l’autre, ces mots : 40 livres pour les pièces d’or et dix livres pour les pièces d’argent, renfermés entre deux palmes de laurier et d’olivier ; les unes et les autres porteront un cordon sur la tranche ». Attirons l’attention sur la signature d’Aveline qui appose son nom sous l’aigle impériale.
Conformément aux instructions du capitaine général, la frappe des monnaies d’argent commence rapidement et les premières pièces sont immédiatement mises en circulation. Les habitants des Mascareignes utilisent ces belles grosses pièces d’argent qu’ils baptisent dès l’origine du nom de leur créateur : « piastres Decaen ». En revanche, les événements politiques et militaires du second semestre 1810 interdisent la frappe des monnaies d’or, et celles-ci restent au stade de projet. En effet, l’empire britannique, bien décidé à prendre les deux îles, envoie une armée forte de plus de vingt trois mille cinq cents hommes et une flotte non moins impressionnante de quatre-vingt-dix navires, dont vingt-huit de guerre. Pour défendre les possessions françaises, Decaen ne dispose quant à lui que de seize cent soldats et officiers, renforcés par quelques centaines de chasseurs coloniaux armés de piques… L’Île Bonaparte tombe la première le 8 juillet. Sur l’Île de France, Decaen résiste jusqu’au 3 décembre et obtient des conditions honorables à sa capitulation.
La piastre résiste
Par la suite, avec le traité de Paris de 1814, les Français perdent définitivement l’archipel des Seychelles et celui des Mascareignes, à l’exception de l’Île Bonaparte qui est rétrocédée à la France. Mais, dans l’ancienne colonie de l’Île de France, la présence française demeure par la langue, la religion, le code civil… Mais aussi, par la monnaie ! En effet, après la prise de contrôle de l’archipel, le gouvernement britannique ne supprime pas la piastre Decaen, et les pièces continuent à circuler normalement. Une ordonnance du 25 novembre 1825 en reconnaît même la valeur réelle de quatre shillings sept pence (soit 5,725 francs). Mais curieusement, l’ordonnance en réduit la valeur libératoire à quatre shillings tout juste (soit 5 francs). Les utiliser aux îles de France et Bonaparte n’est alors plus rentable !
Aussi, comme le craignait Decaen quinze ans auparavant, la spéculation fait rapidement disparaître ces pièces par voie d’exportation, notamment à Madagascar où elles sont massivement refondues. C’est l’importance des refontes qui explique la relative rareté de ces monnaies aujourd’hui malgré une frappe totale estimée à 200.000 piastres.
Toutefois, outre cette rareté, ce sont bien les conditions épiques dans lesquelles ces pièces ont été frappées qui justifient l’intérêt particulier que les collectionneurs vouent à la fameuse piastre Decaen dont les plus beaux exemplaires se négocient parfois à plusieurs milliers d’euros.
Bibliographie.
Jacques Sandeau, Le général Decaen à l’Île de France, Paris, 2007.
Théodore Sauzier, « La Piastre Decaen », Revue Numismatique, 1886.