Par Eduardo Gurgel
A plusieurs reprises dans l’histoire de l’humanité, la circulation des monnaies a pu être interrompue sur des périodes plus ou moins brèves. Les nombreux petits états éphémères d’Asie centrale ont été coutumiers du fait, de l’antiquité au XIXe siècle, en raison des vagues d’invasions récurrentes qui les ont bouleversés. L’Europe n’a pourtant pas non plus été épargnée. Durant près de 1000 ans, la circulation des monnaies a fréquemment été menacée. Certains métaux n’ont plus été frappés et parfois même, aucune monnaie n’a été émise pendant des périodes allant jusqu’à deux siècles consécutifs ! Quels facteurs peuvent donc entraîner la disparition temporaire des monnaies en Occident au Moyen Age ? Nous allons voir qu’ils sont multiples et qu’ils peuvent se combiner entre les invasions, les troubles politiques, les mécanismes économiques ou tout simplement l’épuisement des ressources.
UNE PREMIÈRE ALERTE DÈS LE IIIe SIÈCLE
Dès le IIIe siècle, alors que l’empire romain est à son apogée territoriale, l’existence même du fameux denier d’argent romain est menacée. En effet, les facteurs sont à la fois politiques et économiques. Caracalla ayant introduit l’antoninien, ou double denier d’argent en 215, il provoque l’altération progressive de l’ensemble des monnaies de ce métal. Ainsi, en augmentant la production pour répondre aux besoins des soldats postés aux quatre coins de l’empire alors que plusieurs mines importantes, dont celles d’Espagne, sont épuisées, il oblige les monnayeurs à baisser le titre de ces monnaies. Maximin le Thrace, en doublant la solde de ses soldats en 235 pour s’assurer leur fidélité, ne fait qu’aggraver ce phénomène et bientôt le titre des pièces d’argent passe de 50% sous Caracalla à seulement 1 à 2% vers 270. Les monnaies d’argent n’existent donc presque plus et elles sont bientôt remplacées par les follis de bronze de Dioclétien contenant un tout petit pourcentage d’argent, vers 295.
La crise militaire, avec des frontières constamment menacées et une imposante armée à entretenir, politique avec de nombreux usurpateurs prêts à tout pour prendre le pouvoir, et économique avec un commerce désorganisé et un empire de plus en plus éclaté en provinces autonomes, aurait pu entraîner une disparition du système monétaire traditionnel romain. Seul l’avènement de l’empereur Constantin en 306, suffisamment autoritaire pour réunifier l’empire et redresser l’économie, permet de relancer la frappe de nouvelles monnaies de meilleure qualité avec la création du fameux solidus d’or et du miliarensis d’argent. Il faut cependant attendre le règne de Constance II vers 340, pour que cette dernière pièce d’argent ne redevienne une véritable référence frappée en abondance. Cette émission cesse pourtant vers l’an 400, le titre d’argent ayant à nouveau atteint un niveau inférieur à 5%.
Les énormes tributs imposés par les Huns qui ravagent l’empire au début du Ve siècle contribuent aussi à la diminution de la masse monétaire. Se contentant de 113 kg d’or en solidus en 422, ils en exigent 226 kg en 434 puis 678 kg en 447, soit l’équivalent de 2100 livres d’or ou plus de 150 000 solidus. Ceci ajouté à la diminution des productions minières et à l’éparpillement des petites monnaies, contenant chacune de faibles proportions d’argent, à travers un empire gigantesque, on peut alors comprendre pourquoi les monnaies d’argent, puis les monnaies d’or ont pu presque disparaître de la circulation dans de nombreuses provinces dès le Ve siècle. La partie Byzantine de l’empire résiste mieux car elle échappe encore aux invasions et aux pillages tandis que la partie occidentale de l’empire romain disparaît en 476 avec la destitution du dernier empereur par le chef germain Odoacre. Cependant, les émissions d’or qui continuaient de circuler en abondance en Sicile ou dans le duché de Bénévent, viennent à leur tour à s’estomper à partir du règne de Justinien vers 530 et les pièces de bronze sont alors les seules à connaître un véritable succès. D’abord, minuscules et appelées nummus, elles deviennent plus larges et plus lourdes et ont la forme de follis à partir de 498.
LA CRISE DU VIe SIÈCLE
Les invasions barbares du Ve siècle sont à l’origine d’une crise plus importante. En effet, les Germains ont longtemps ignoré l’usage des monnaies et même au contact des Romains, ils rechignent à les utiliser comme moyen de paiement préférant les utiliser comme cadeaux de valeur, offrandes aux dieux ou bijoux ornementaux. Car dans les faits, le troc est leur moyen d’échange le plus courant et aucune administration structurée ne nécessite de salaire en argent. Les soldats se payent par leurs pillages et l’entourage des princes est composé de fidèles et de religieux au service de leur chef de tribu. En envahissant l’empire romain par vagues successives entre 406 et 443, les barbares provoquent une réaction en chaîne qui peut conduire à l’effondrement de la circulation des monnaies.
Dans un premier temps, leurs pillages, ainsi que les tributs exigés pour y échapper, retirent de la circulation une partie des monnaies et des métaux précieux susceptibles d’être frappés en pièces d’or ou d’argent. Sans oublier les trésors enfouis ou les quantités d’objets et de pièces d’or que rapportent avec eux les élites dans leur fuite vers des lieux plus sûrs comme Byzance, les marais de Venise ou Alexandrie. De même, leurs incursions désorganisent les circuits commerciaux et fiscaux, et rendent donc de moins en moins nécessaire l’utilisation des monnaies pour le paiement des taxes, des impôts et des denrées échangées. De même, les mines d’argent ou d’or, les centres d’impôts et les ateliers de frappes sont fermés ou désertés par les ouvriers et les exploitants empêchant ainsi tout nouvel approvisionnement. Pline l’Ancien affirme qu’au premier siècle, la Gaule et l’Ibérie fournissaient l’équivalent de 6200 kg d’or par an. A la fin du Ve siècle, cette production semble avoir disparue car, ignorant les techniques d’exploitations minières et alluvionnaires développées par les Romains, les rois Francs, Burgondes ou Wisigoths vont demeurer longtemps incapables d’exploiter les filons se trouvant sur leurs territoires.
Certains, comme Alaric, s’en sortent mieux en réutilisant les monnaies issues de leurs précédentes expéditions de pillages en Grèce en 395 et à Rome en 410. Les Vandales trouvent également suffisamment de monnaies de bronze en circulation dans le Nord de l’Afrique pour ne pas avoir à se lancer dans la production de monnaies. Les autres grands rois tentent assez rapidement d’imiter les monnaies romaines mais leur succès est mitigé. Sur les îles de Bretagne, les monnaies d’or disparaissent rapidement de la circulation tandis que de nombreux petits royaumes se forment et s’affrontent. Ainsi, pendant près de deux siècles il n’y a presque pas de monnaies en circulation en Angleterre, seuls des trésors conservés dans les palais ou enterrés avec les souverains peuvent témoigner de la présence de monnaies à cette époque. Il faut attendre jusqu’en 650 pour que les Anglo- saxons, imitant les commerçants frisons, relancent la frappe de petites pièces d’argent appelées « sceattas » mais l’or ne réapparaîtra pas avant le VIIIe siècle.
Dans un deuxième temps, dans les différents royaumes barbares qui se forment en Europe au VIe siècle, dont les plus importants sont le royaume Franc et Wisigoth, les querelles de succession et le fonctionnement même de ces monarchies de tradition germanique n’encouragent pas la production et la circulation de monnaies. Les petites monnaies deviennent très vite peu utiles car il n’y a que peu d’échanges et le troc redevient une pratique courante. Certains royaumes tentent de reprendre à leur compte les anciennes administrations romaines en continuant notamment de prélever les impôts fonciers et les taxes, mais ils contribuent alors à retirer de la circulation les dernières monnaies romaines de bon aloi pour les remplacer par des imitations de moins bonne qualité et contenant de moins en moins d’or. Ces imitations de petites monnaies d’or, semissis et tremissis se multiplient vers le milieu du VIe siècle mais les bonnes monnaies disparaissent. De même, les pièces d’argent et de bronze perdent de leur utilité car les différents princes héritiers, véritables chefs de bande cruels, au lieu de se comporter en souverains justiciers, n’hésitent pas à piller les provinces de leurs concurrents, récupérant les trésors gardés dans les palais et dans les églises, détruisant les récoltes qui ne pourront plus être vendues et empêchant tout commerce entre provinces.
Le roi Clotaire fait ainsi lui-même assassiner ses deux neveux puis son fils en 532 et 560. Les terres occidentales sont alors régulièrement parcourues par des bandes de pillards à la solde d’un chef de guerre. Les ambitions territoriales, la soif de richesse ou même parfois la faim conduisent les population de certaines provinces à aller se battre contre les voisins. Les Tourangeaux ont ainsi affronté successivement les Charentais, les Poitevins, les Orléanais, les Bretons et les Berrichons entre 573 et 590. De plus, en vivant en communautés autonomes sous la protection d’un chef de guerre qui se fait rémunérer en nature, les sociétés rurales apprennent à se passer de monnaies. Seuls les amendes et les impôts royaux ou épiscopaux sont exigés en or.
Ces pièces viennent alors gonfler les trésors des palais comtaux, royaux et épiscopaux et sortent des circuits normaux du quotidien. Les rois n’ont en effet pas vraiment besoin de monnaies en quantité. Ils ont peu de dépenses à couvrir. L’armée ne coûte rien, chaque soldat devant se rémunérer sur les terres pillées. L’entourage royal est peu important et composé d’évêques ou de grands seigneurs qui doivent eux-même assurer leur subsistance en prélevant des impôts sur le domaine dont l’administration leur est confiée. Tous les travaux publics sont exécutés sont forme de corvée. Quant à l’assistance aux pauvres et aux malades, elle est du ressort de l’Eglise.
Les monnaies d’argent sont donc les premières à disparaître provisoirement au début du VIe siècle. L’or finit par manquer à son tour et disparaître de la circulation vers 670 ou 680 malgré la réouverture de mines gauloises et espagnoles au milieu du VIIe siècle. Vers 640, Saint Eloi, évêque et conseiller du roi Clotaire II puis de son fils Dagobert, probablement fils d’orpailleur, est le premier à relancer l’exploitation de l’or en Auvergne et de l’argent à Melle. Malheureusement, la production de monnaie d’or n’est plus la priorité et l’orfèvrerie, notamment religieuse, se développe. Les artisans francs se révèlent d’ailleurs de très grands artistes et les bagues, bracelets ou fibules sont convoités par l’aristocratie qui se fait volontiers enterrer avec son trésor. Bientôt ce sont plutôt les dons aux abbayes et aux églises qui affluent de la part de ceux qui, récemment convertis, espèrent trouver une place au paradis.
Les oeuvres d’orfèvrerie permettent alors de mettre en valeur les reliques de saint dont le culte se développe de plus en plus. Des processions sont organisées et les reliques doivent être visibles. L’apparition du déambulatoire dans les églises carolingiennes en est la preuve. On venait dans les églises pour vénérer les reliques. En arrêtant les arabes près de Poitiers en 732, les guerriers Francs espéraient bien protéger les reliques de Saint Martin menacées à Tours.En effet, la place prise par l’Eglise dans la société occidentale de cette époque est un autre facteur de la disparition des monnaies, d’or cette fois-ci. En effet, les monastères se multiplient en Italie, en France, en Irlande et en Grande-Bretagne entre la fin du Ve siècle, tandis que Saint Benoît fondait la règle Bénédictine qui devait servir d’exemple à tous les autres monastères, et la fin du VIe siècle lorsque le pape Grégoire le Grand confie à des moines la mission d’évangéliser l’Angleterre.
Le modèle même de fonctionnement adopté par Saint Benoit témoigne du replis économique de l’époque. Ainsi, vers 540, il prévoit que les monastères, grâce au travail manuel des moines, soient autosuffisants, à charge pour eux d’exploiter ces lieux isolés ou délaissés qu’ils ont choisis pour s’installer et de gérer ensuite les réserves. Les excédents doivent être échangés avec la population locale pour se procurer les indispensables denrées que sont le sel ou le vin. Ces monastères deviennent alors des lieux refuges qui peuvent attirer d’autres populations et surtout des dons émanant des fidèles et des aristocrates qui choisissent la vie monastique. Ces dons en monnaies ou en quelconque métal précieux sont bien souvent transformés en reliquaires ou en objets de cultes tels des ciboires ou des calices.
Cumulant beaucoup de métal précieux, les évêques et les abbés sont même les premiers à relancer la frappe de l’argent vers 675, en s’inspirant des penny anglais afin de répondre aux besoins en petite monnaie sur les marchés qu’ils créent à proximité de leur cité épiscopale ou de leur abbaye comme à Saint Denis, Tours ou Lyon. Les pillards du VIIIe le savent bien. En choisissant les monastères et les églises de Noirmoutier, de Tours ou de Poitiers ils savent qu’ils y trouveront d’inégalables trésors. Ce sont d’ailleurs les grandes expéditions de pillages des arabes, à partir de 711, et des vikings, à partir de 793, qui briseront à nouveau l’élan du redressement économique et monétaire opéré par les Carolingiens. Cette fois-ci toute l’Europe est touchée, les monnaies d’or et d’argent sont récupérées et recyclées en Scandinavie, en Afrique du Nord et au Moyen Orient. Les circuits d’approvisionnement en métal précieux sont à nouveau touchés et il faudra attendre près de cinq siècles pour voir réapparaître des monnaies d’or en Occident !