Outre une réussite esthétique indéniable dans un style qui marque la transition entre le Moyen-Age gothique et la Renaissance, ce qui fait de la Cadière d’or d’Anne de Bretagne (1477-1514) un véritable monument de la numismatique du duché de Bretagne, c’est son importance symbolique qui en fait surtout un témoin majeur de la volonté de la duchesse et Reine d’affirmer la souveraineté bretonne.
LE PRIVILÈGE DES ROIS !
En 1498, aussitôt après la mort de Charles VIII (1483-1498) qu’elle avait avait été contrainte d’épouser sept ans auparavant, Anne affiche sa volonté d’affirmer la souveraineté du Duché de Bretagne. Pour cela, elle rétablit la chancellerie de Bretagne, replace le siège de la Chambre des Comptes à Vannes, convoque les États provinciaux à Rennes, publie des édits et fait promptement émettre de nouvelles monnaies de cuivre, d’argent, mais surtout d’or.
Le monnayage d’or est un alors un “droit régalien”, un privilège royal que les princes les plus puissants s’approprient aux XIVe et XVe siècles, notamment le prince d’Orange, le comte de Provence, les ducs de Bretagne et de Bourgogne, qui manifestent par ces belles monnaies la puissance de leur pouvoir face à la volonté centralisatrice du Roi de France.
C’est ainsi que les ducs de Bretagne ont frappé sans l’autorisation du Roi des royaux d’or dès 1358-1360, puis des florins d’or en 1420-1423… Ce n’est qu’à l’issue d’une longue enquête que le duc est reconnu “Roi en son duché” et que Louis XI (1461-1483) lui accorde de facto en octobre 1465 le droit de battre monnaies d’or : “voulons et nous plaist, que il, et ses successeurs Ducs de Bretaigne puissent […] faire forger toutes et quanteffoiz que bon leur semblera, monnoye d’or”. Les ducs de Bretagne faisaient désormais partie du club très restreint “des princes ayant rang de Rois” selon l’expression de l’époque.
LE POIDS DES MOTS, LE CHOC DES MOTIFS…
Durant son veuvage du 7 avril 1498 au 8 janvier 1499, si les pièces d’argent et de cuivre sont de types assez neutres, le message politique de la Cadière, dont le dessin préparatoire avait été confié au peintre du Roi à Jean Bourdichon (v. 1456-1520), est quant à lui très fort, notamment parce que la duchesse s’y fait représenter en majesté, avec tous les attributs de son pouvoir souverain, comme sur son sceau en usage avant la fin de l’indépendance (1489-1491).
D’ailleurs, Jean Kerhervé, professeur d’histoire médiévale à l’Université de Brest, souligne que “l’inscription d’une clause concernant le respect des types monétaires bretons dans le contrat de mariage d’Anne et de Louis XII (janvier 1499) confirme l’importance accordée à la monnaie dans la sauvegarde de l’identité politique bretonne à la veille de la Renaissance. À sa manière, la Cadière d’Anne de Bretagne en apporte une évidente démonstration”.
Voyons pourquoi…
À l’avers, Anne apparaît couronnée, assise sur un large trône (c’est de là que vient le nom de Cadière, de cadera ou cadieria en ancien provençal, du latin cathedra, “chaise”), vêtue d’un manteau royal agrafé sur une robe boutonnée et ornée de mouchetures d’hermine et de fleurs de lys rappelant ses titres de duchesse de Bretagne et de Reine de France. Comme le Roi, elle tient l’épée dans sa main droite, signe de sa puissance militaire, et le sceptre de la gauche, symbole de son autorité souveraine.
La symbolique de cette iconographie rappelle l’écu d’or à la chaise de Philippe VI de Valois (1328-1350) qui s’était fait représenté bien assis sur son trône comme pour affirmer la légitimité de son pouvoir alors qu’il ne devait son accession qu’à l’éviction de sa nièce Isabelle.
La légende est elle aussi sans équivoque : ANNA D G FRAN REGINA ET BRITONVM DVCISSA (“Anne, par la grâce de Dieu, reine de France et duchesse des Bretons”). Cette titulature rappelle son statut de Reine, mais surtout réaffirme son pouvoir personnel sur le duché de Bretagne. Elle réaffirme aussi la distinction des deux États féodaux : il y a d’un côté le royaume France, de l’autre le duché de Bretagne… Alors que Charles VIII huit années avant avait gommé cette distinction en imposant une légende unique sur les écus d’or frappés à Nantes et Rennes : KAROLVS DEI GRA FRANCORVM REX que l’on traduit par “Charles, par la grâce de Dieu, Roi des Français”, sous-entendu donc que les Bretons étaient devenus des Français comme les autres, ou pour mieux dire qu’ils étaient dorénavant les sujets du Roi de France et non plus de la duchesse de Bretagne… À partir de 1499, suite au remariage d’Anne avec le nouveau Roi Louis XII (1499-1515), les écus d’or frappés à Nantes et Rennes conserveront cette distinction avec la légende LVDOVICVS D G FRANCORVM REX BRITONVM DVX, “Louis, par la grâce de Dieu, Roi des Français, Duc des Bretons”… Sous-entendu cette fois, duc des Bretons parce qu’il est le mari de leur duchesse, car selon les clauses du contrat de mariage Louis n’était que le duc consort de Bretagne. Français et Bretons n’étaient alors unis que parce que leurs souverains étaient mariés !
Le revers de la Cadière évoque lui aussi les symboles du duché puisque quatre mouchetures d’hermine couronnées
cantonnent une croix pseudolisée (le pétale central est remplacé par l’extrémité d’une hermine). L’invocation SIT NOMEN DOMINI BENEDICTVM (“Que soit béni le nom du Seigneur”), extraite du psaume 112.2, imite fidèlement la légende du monnayage d’or royal, mais elle est ponctuée d’hermines. Pour marquer l’origine nantaise de la pièce, un N droit apparaît à la fin de la légende, et un N oncial marque le coeur de la croix.
UNE BEAUTÉ RARE
Alors que les archives affirment que dix mille Cadières ont été frappées à l’époque, celles ayant traversé les siècles sont particulièrement rares. Au XIXe siècle, Fortuné Parenteau, alors conservateur du musée archéologique de Loire-Inférieure, se lamentait que la Cadière “existe en France en très petit nombre d’exemplaires […]. La Bibliothèque de la rue Richelieu en possède deux ; Marseille un ; Bordeaux a perdu le sien par suite d’un incendie. M. Hyrvoix, de Nantes, en possède un, qu’il doit à M. Bin Fillon, ainsi que le mien”. Aujourd’hui à peine une quinzaine d’exemplaires ont pu être localisés. Cette rareté est sans aucun doute due à l’importance des refontes, l’or étant fréquemment réutilisé pour les nouvelles émissions monétaires.
On en connaît deux types, au revers identique, certainement exécutés par le même graveur. Quoique d’un rendu très différent permettant de les distinguer sans mal, tous les motifs et leur composition générale sont absolument les mêmes sur l’avers des deux types. Cependant, le premier type, connu à seulement trois ou quatre exemplaires, est d’un style plus médiéval et non millésimé. Il est probablement l’oeuvre de Jean Bourdichon, car il représente un sol, matérialisé par des points. À l’évidence, ce détail correpond à la pratique habituelle d’un peintre, mais pas à celle d’un graveur monétaire. En effet, combien de monnaies médiévales figurent-elles un sol ? Dans la quasi totalité des cas, les personnages représentés sur les monnaies ne reposent sur rien… Sur l’autre type, le style Renaissance commence à s’affirmer. Il est connu à une dizaine ou une douzaine de spécimens environ. Il présente la particularité d’être millésimé en chiffres arabes : 1498. Dans l’espace français, la Cadière d’Anne de Bretagne frappée à Nantes est donc la première pièce portant une date ! Sur les monnaies royales françaises, des essais furent faits à partir de 1532, mais l’inscription du millésime ne se généralisera qu’après l’ordonnance d’Henri II (1547-1559) en 1549. Autre innovation de la Cadière : l’identification de l’atelier par une lettre, pratique usitée depuis plusieurs siècles sur les monnaies des ducs de Bretagne, qui ne sera adoptée par la France qu’à la suite de la réforme de François Ier (1515-1547) le 31 janvier 1540.
La Cadière d’Anne de Bretagne constitue donc également un jalon marquant dans l’importante innovation technique que connut la monnaie française durant la Renaissance.
Pour souligner l’importance de cette monnaie, on ne saurait faire meilleure conclusion que celle d’Adolphe Dieudonné, ancien conservateur du Cabinet des Médailles de la Bibliothèque nationale de France “quand Anne de Bretagne, veuve de Charles VIII, reconquit la souveraineté de son duché, elle émit une fort belle pièce d’or au type de majesté, la Cadière, de sorte que la numismatique bretonne […] s’éteint sur un chef-d’oeuvre”.
Article de Gildas Salaün, responsable du Médaillier au Musée Dobrée à Nantes
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