© Monnaie Magazine par Gildas Salaün, responsable du Médaillier au Musée Dobrée à Nantes
Au Moyen Âge, la représentation des blasons s’érigea progressivement en art majeur aux codes esthétiques strictes, mais tout de même soumis aux effets de la mode. Ces blasons apparaissaient très souvent à l’avers des monnaies pour permettre d’en identifier l’émetteur, avant que les portraits réalistes ne finissent par s’imposer.
L’écu penché timbré est l’une des principales représentations héraldiques médiévales dont le succès est dû à sa relation étroite avec l’esprit chevaleresque alors en vogue. Ce symbole a marqué l’esthétique médiévale et frappé l’ornementation monétaire.
LE CIMIER, PLUS QU’UNE DÉCORATION, C’EST L’ÂME DU CHEVALIER
Dès l’Antiquité, les guerriers avaient l’habitude de décorer leurs casques de plumes ou de cornes en particulier pour impressionner leurs ennemis. Au Moyen Âge, il est attesté que, dès le milieu du XIIe siècle, les casques des chevaliers étaient peints aux couleurs de leurs armoiries qui décoraient aussi leurs boucliers, leurs cottes de maille et leurs bannières.
Outre une évidente fonction décorative, ces parures colorées servaient aussi à identifier les héros de guerre qu’il était impossible de reconnaître dans la mêlée. Au XIIIe siècle s’ajoutèrent progressivement des décors sommitaux tridimensionnels placés au sommet du heaume. Ces décors, appelés cimiers, adoptaient déjà des formes très variées comme des membres d’hommes ou d’animaux aux vertus merveilleuses, des objets du quotidien, des armes, ou pouvaient reprendre la forme de bannières armoriées. Quoique parfaitement attesté par plusieurs textes et des représentations iconographiques, notamment sur les sceaux et quelques fresques et enluminures, l’usage du cimier semble cependant demeurer assez exceptionnel jusqu’au début du XIVe siècle.
Toutefois, à mesure que l’usage de ce nouveau décor chevaleresque se propage, sous l’effet notamment de l’engouement croissant pour les tournois toujours plus nombreux, le cimier se chargea d’une valeur symbolique, emblématique, si puissante que celui-ci finit par incarner le preux chevalier lui-même. Au cours du XIVe siècle, le cimier devint même l’objet de véritables cultes sociaux. Ainsi par exemple la Montre des heaumes, cérémonie désormais organisée quelques jours avant chaque tournoi, au cours de laquelle les écus, les bannières et les cimiers de tous les compétiteurs étaient exposés et soumis à l’approbation des juges d’armes et des nobles dames. En cas d’accusation par une dame, le heaume à cimier du chevalier mis en cause était alors jeté à terre sans ménagement !
Si le choix du cimier était souvent inspiré de l’iconographie héraldique familiale, celui-ci pouvait aussi être motivé par des vertus revendiquées par le chevalier et ainsi adopter la forme d’un lion, symbole de courage, d’un aigle symbole d’habileté, d’un taureau symbole de force… Le cimier s’imposa alors progressivement comme un élément visuel déterminant de la chevalerie militaire et finit même par se transmettre de père en fils enrichissant ainsi le lexique héraldique. Au même titre que les armoiries, le cimier devint donc un ornement filial et personnel dont le chevalier ne changeait jamais, ou presque.
FIGURATION DE L’ÉCU PENCHÉ TIMBRÉ
C’est incontestablement durant la décennie 1330, considérée comme la période de l’extension maximale de l’usage des armoiries, que l’emploi du cimier s’amplifia subitement au point même de se généraliser. Cette période fut également marquée par l’apparition d’un nouveau type de représentation héraldique, qui devint un véritable standard de la figuration des armoiries : le type appelé par les héraldistes
« l’écu penché timbré ». Ce type était composé d’un bouclier penché à gauche, décoré des armoiries de son propriétaire, surmonté d’un large heaume de tournoi, posé de profil à gauche, et coiffé d’un grand cimier. A l’époque, ce heaume à cimier était appelé timbre. Cette composition graphique constituait une véritable synthèse visuelle du chevalier au tournoi : couvert de son heaume à cimier, le jouteur était penché sur l’encolure de son destrier et protégé derrière son bouclier armorié. C’est tout simplement la vision que les spectateurs, répartis de part et d’autre de la lice, avaient de leurs champions chevaleresques.
Cette figuration connut alors un énorme succès, elle devint le symbole à la mode ! Dans toute l’Europe de très nombreux supports iconographiques officiels reproduisirent alors l’écu penché timbré. Tout d’abord les armoriaux bien sûr, véritables Who’s who médiévaux, ces ouvrages répertoriaient et figuraient des centaines d’armoiries de la noblesse et de la chevalerie du royaume. Parmi les plus insignes chefs-d’œuvre de cet art héraldique, signalons l’Armorial Belleville, le Codex Manesse et bien sûr le fameux Grand armorial équestre de la Toison d’or. Viennent ensuite les sceaux, appendus au bas des documents, ceux-ci servaient à identifier les signataires des actes et à en garantir l’authenticité. Les sceaux représentant un écu penché timbré furent si nombreux qu’il est impossible de les décompter. Par nature, cette représentation semblait logiquement réservée aux seuls chevaliers, pourtant, sous l’effet de la mode, celle-ci fut rapidement adoptée par la plupart des sigillants (personnes habilitées à utiliser un sceau), même ceux de condition modeste et sans fonction militaire, à l’exception cependant des clercs et des femmes qui n’employèrent jamais ce type d’iconographie sur leurs sceaux.
Bien des monuments se parèrent aussi de nombreux écus penchés timbrés sur leurs façades et dans leurs salles publiques.
On pense évidemment aux demeures chevaleresques, châteaux, manoirs, maisons-fortes et autres gentilhommières, décorées aux armes de leurs propriétaires auxquelles il faut aussi ajouter de nombreuses chapelles, églises et cathédrales. Là, les écus penchés timbrés exhibaient aux yeux des fidèles les armoiries des seigneurs bâtisseurs ou généreux donateurs. Ces écus penchés timbrés apparaissaient aussi dans l’ornementation des tombeaux de chevaliers inhumés dans les églises afin de transmettre leur souvenir glorieux pour l’éternité. Citons par exemple, la tombe du terrible Prince Noir, mort en 1376, à la cathédrale de Cantorbery ou l’enfeu de son adversaire le sénéchal de Bretagne Roland de Coatgourheden à la basilique de Guingamp. La figuration du heaume à cimier marqua tellement les rites funéraires chevaleresques que l’on pourrait mentionner des dizaines, voire des centaines de cas encore visibles aujourd’hui.
REPRÉSENTATIONS NUMISMATIQUES
Avec un tel succès, une telle omniprésence de cette représentation symbolique dans l’univers iconographique officiel, il était tout naturel que l’écu penché timbré finisse par marquer les monnaies.
En Europe centrale, il apparaît sur les monnaies dès la décennie 1330, en même temps donc qu’il commençait à décorer les armoriaux et les sceaux. En France, ce n’est que durant les années 1350-1380 qu’il semble connaître sa période faste, probablement sous l’effet de la mode évoquée précédemment, mais aussi certainement à cause du phénomène d’imitation monétaire récurent durant tout le Moyen Âge. Quoiqu’il en soit, le type à l’écu penché timbré apparaît sur les gros d’argent du Duc de Bourgogne, du Duc de Bretagne, du Duc de Bar, du Duc de Lorraine et d’autres encore. Sur ces larges monnaies, les écus penchés timbrés ne désignaient pas les simples chevaliers combattant aux tournois, mais distinguaient les grands princes capables, financièrement et politiquement, d’organiser de telles joutes publiques. Sur toutes ces magnifiques pièces, uniquement des gros d’argent, c’est-à-dire la valeur la plus élevée que ces princes étaient autorisés à frapper, les heaumes apparaissaient décorés de cimiers figurant des éléments emblématiques propres à leurs émetteurs : l’aigle pour la Lorraine, le grand-duc (hibou) pour la Bourgogne et le lion à queue fourchue, symbole de la famille des Ducs de Bretagne. C’est un peu comme si chacun de ces grands princes avait apposé son sceau sur ses monnaies. Pas étonnant alors que le crime de fausse monnaie était au Moyen Âge assimilé au crime de lèse-majesté et réprimé comme tel, car les contrefacteurs s’appropriaient clairement les symboles du pouvoir, les attributs personnels des seigneurs. Pour cela, conformément à la très ancienne Coutume de Breteigne, des faux-monnayeurs furent condamnés à estre bouillis en eau chaude jusqu’à la mort endurer à Nantes en 1386 ! L’importance symbolique de ces représentations monétaires apparaît aussi dans leur grande qualité esthétique. Leur gravure était assurément confiée à des artistes confirmés comptant parmi les plus grands orfèvres du temps.
Dans ce contexte, il demeure assez étonnant que le Roi de France n’ait figuré qu’une seule fois son heaume à cimier. C’est le thème du fameux heaume d’or frappé en 1417-1418. Sur cette splendide pièce d’or, connue à de très rares exemplaires aujourd’hui, Charles VI (1380-1422) exhibait plein champ un écu de France chargé des trois lis, surmonté d’un large heaume de tournoi couronné et coiffé d’un cimier adoptant la forme du lis royal. Se prolongeant à l’arrière du heaume apparaissait une sorte de cape, appelée lambrequin, pièce d’étoffe très colorée servant à protéger la nuque, tout en dissimulant la fixation avec le reste de l’armure. Détail important de cette monnaie, le heaume n’y apparaît pas de profil, mais de face, privilège réservé aux souverains porteurs de couronne.
Partout en Europe, d’autres grands princes et souverains adoptèrent également cette manière de représenter leurs armoiries. Certains le firent même dès les années 1330, comme le Roi de Hongrie et les Seigneurs de Milan. La palme des représentations numismatiques de heaumes à larges cimiers surmontant des armoiries alambiquées revient sans conteste au Saint Empire germanique avec ses superbes thalers des XVIe et XVIIe siècles sur lesquels l’iconographie héraldique s’épanouit avec une telle profusion qu’elle en devient parfois incompréhensible…
La représentation de l’écu penché timbré montre une fois encore l’importance des pièces de monnaies dans la diffusion des symboles héraldiques officiels et l’étroite relation iconographique entre numismatique et sigillographie. Les sceaux, et plus encore les monnaies, étaient les principaux « médias » de l’époque, les seuls supports iconographiques produits en série et se diffusant largement. Les grands princes du Moyen Âge surent les mettre à profit pour diffuser et imposer l’image symbolique de leur pouvoir.