Le Trésor de la rue Mouffetard
Bien que située hors du Paris primitif, sur les pentes de la Montagne Sainte Geneviève et hors de l’enceinte originelle de la capitale, la rue Mouffetard est en fait située sur le tracé de la voie romaine Paris Lyon et reste une rue du village médiéval de Saint-Marcel. La rivière (maintenant canalisée et souterraine) de la Bièvre qui la coupe à angle droit pour se jeter plus bas dans la Seine a contribué à lui donner son nom puisque cette eau courante a très tôt attiré les tanneurs et les artisans du papier répandant dans tout le quartier une odeur pestilentielle vite comparée à l’odeur de la mouffette, petit animal d’Amérique, cousin du putois, et également porteur de cette odeur repoussante. De mouffette nous sommes passés à Mouffetard au cours du XIXe siècle.
“La Mouffe”, un amoncellement d’histoires et d’Histoire
“La Mouffe” a longtemps gardé son statut de village rural, point d’arrivée (pratiquement insalubre) des gens des campagnes poussés par la faim et la rudesse des conditions rurales d’alors. Ce village ne deviendra faubourg qu’au XVIIe siècle et ne sera rattaché à Paris qu’en 1724. Peu de choses ont changé dans ce quartier à l’abri des grands travaux du Baron Haussmann à cause de la pente raide de ce lieu et de la densité d’un tissu urbain et populaire pratiquement insalubre et encore médiéval jusque dans les années 1950. En 1789 comme en 1848 et 1871 les grandes révoltes populaires y prendront naissance au sein d’une population très pauvre et fortement insoumise à la loi. Des barricades y seront élevées pratiquement aux mêmes endroits. Plus près de nous la rue devient marchande et particulièrement cosmopolite, plus tard encore centre d’une population artiste et bohème qui goûte ses particularités évidentes. L’ombre du grand écrivain américain Ernest Hemingway y rode encore et la description du square de la Place de la Contrescarpe (où la rue prend naissance) se trouve dans son chef d’oeuvre “Les neiges du Kilimandjaro”.
Pratiquement chaque numéro de porte, chaque boutique, raconte l’histoire des lieux. Ce n’est parfois qu’un détail. Au numéro 6 par exemple la petite enseigne du boucher remonte au XVIIIe siècle. La photo vous montre l’aspect actuel du 51 de la rue dont nous allons reparler. Pas très loin de là, au 69, se situe actuellement un restaurant : “Le vieux chêne”. Il fut le siège d’un Club Révolutionnaire puis plus tard un dancing populaire. Vidocq, selon la légende locale, s’y tenait plus souvent que dans ses bureaux de chef de la Police. Cette richesse historique, que je n’ai fait qu’effleurer et suggérer, va se retrouver tout naturellement dans la petite soeur inséparable de l’Histoire : la Numismatique.
En effet le numéro 51 de cette rue va être le théâtre de la découverte d’un trésor numismatique qui frappera toute une génération de collectionneurs et restera comme la plus grande trouvaille de monnaies d’or du XVIIIe siècle en France.
Le trésor : enjeu d’un jeu de billes entre gamins sur le trottoir
C’est, comme toujours en la matière, le plus grand des hasards qui fut à l’origine de la découverte. Le 24 Mai 1938 une équipe d’ouvriers maçons était au travail pour mettre à bas un immeuble situé au 51 de la rue Mouffetard. D’autres documents parlent du 53 et on peut donc supposer que le chantier de démolition s’étendait sur tout un bâtiment très ancien pour faire place nette et pour y ériger de nouvelles constructions. L’un des ouvriers, démolissant un mur au pic vit soudain rouler à ses pieds des petits rouleaux poussiéreux de toile finement cousus. Curieux il saisit son couteau de poche pour se rendre compte de ce que ces petits rouleaux de toile pouvaient bien contenir. Bien lui en prit car il fit la découverte de ce qu’il prit de suite pour un empilement de piécettes de cuivre d’un type tout à fait inconnu de lui mais vraisemblablement très ancien. Il mit une poignée de ces “sous” dans sa poche pour les montrer de retour chez lui.
Dans la soirée il tenta de lire le journal du soir dans la tranquillité retrouvée de son foyer mais son fils ne cessait de le déranger. Il prit alors la poignée de ces “piécettes de cuivre” et les donna à son fils en lui demandant d’aller jouer avec ses camarades dans la rue. C’était après l’heure du dîner, vers 20h30. Il faisait encore bon et jour et le garçon eut tôt fait d’aligner ses rondelles rutilantes sur le trottoir le long d’un mur pour y jouer aux billes avec quelques uns de ses camarades. Ces piécettes étaient pour lui finalement l’occasion d’une partie très intéressante et rémunératrice en billes. Un passant eut l’oeil attiré par ces gamins jouant avec de drôles de piécettes. Il demanda au garçon l’autorisation d’en regarder une et comprit tout de suite qu’un trésor extraordinaire servait de cible dans un simple jeu de billes. Il lui demanda de l’accompagner pour voir son père et eut bien du mal à convaincre le brave homme qu’il s’agissait d’or pur, et bien plus que cela d’un considérable trésor. Le brave homme se laissa enfin convaincre de la réalité de ce trésor et ils retournèrent tous deux immédiatement sur le chantier abandonné pour la nuit mettre les précieux et lourds rouleaux de toile en lieu sûr.
Le legs caché de Louis Nivelle à sa fille… en pièces d’or de Louis XV
Dès le lendemain on demanda à un huissier de venir constater la nature de la découverte. Il constata que se trouvait bien là depuis près de deux siècles la somme colossale en or de 3 988 monnaies d’or de tailles différentes, toutes du règne de Louis XV et frappées entre 1726 et 1756. Certains auteurs parlent de 3 351 pièces seulement. Cela permettait de dater à coup sûr le trésor découvert. Mais qui pouvait bien avoir caché une somme aussi importante dans un mur aussi lépreux ? La réponse fut vite donnée puisque des lettres accompagnaient le trésor au plus profond de l’excavation de la maçonnerie. Il s’agissait bien d’un personnage important du royaume qui avait habité en ces lieux en des temps où les bâtiments avaient bien plus d’allure.
Louis Nivelle voulait ainsi assurer une succession destinée à sa fille Anne-Louise-Claude Nivelle mais la petite histoire en avait voulu autrement. Louis Nivelle se révéla par l’étude de divers documents avoir été l’Ecuyer, le Conseiller en même temps que le Secrétaire du roi et l’Audiencier à la Chancellerie du Palais. Il avait du enfouir en ce lieu le fruit du labeur de toute une vie de notable de haut rang.
Un énorme trésor en pièces d’or qui pose problème
La première surprise passée ainsi que l’émoi légitime causé aux personnages modestes, auteurs de la découverte du magot, les autorités tentèrent de mettre en ordre réglementaire le partage de cette somme. La ruine mise à bas par ces travaux appartenait à la ville de Paris. L’inventeur faisait, bien entendu, partie des ayant droits mais aussi d’éventuels descendants de Louis Nivelle, écuyer du roi Louis XV. De plus, la guerre viendra, un an plus tard, retarder la bonne marche de telles recherches généalogiques. Il faudra 11 ans pour que le Tribunal Civil de la Seine parvienne à attribuer la part de chacun. C’est en effet le 2 Juin 1949, 4 années après la fin de la guerre, que le trésor sera enfin partagé par tiers entre la Ville de Paris, les descendants légitimes de Nivelle et les ouvriers qui avaient exhumé le trésor.
La quantité des monnaies à répertorier et à mettre en vente publique était telle (une trentaine de kilos d’or fin) qu’elles furent partagées en une vingtaine de ventes publiques qui commencèrent en 1952 et se terminèrent en 1960. Le bruit médiatique fait autour de cette importante découverte fut tel que chaque monnaie se vendit aux enchères bien plus cher que sa valeur moyenne sur le marché de la collection d’alors. Le fait qu’un certificat de garantie de provenance de chacune des pièces soit proposé à chaque acheteur éventuel fut aussi l’une des raisons de ces prix assez incroyables, surtout quand on sait que lors d’une énorme découverte, comme c’était le cas, les prix ont plutôt tendance à être plus bas que le marché habituel. On dit que le fruit de la vente de 2 568 monnaies fut remis à des descendants des cousins de la défunte Anne-Louise-Claude Nivelle, décédée en 1810. 245 autres furent vendues en 1957 pour couvrir les frais des généalogistes ayant travaillé sur ce dossier. 538 furent vendues et partagées entre la ville de Paris et l’équipe des ouvriers (démolisseurs) qui avaient découvert le trésor (on arrive ainsi au total de 3 351 pièces). Un dernier détail mérite d’être évoqué. Une trentaine d’années auparavant, au début du siècle, une pauvre femme avait vécu entre ces murs déjà délabrés et y était morte de faim dans la rigueur de l’hiver… ne se doutant pas qu’une telle fortune était à portée de sa main.
Nature numismatique du trésor
Le trésor fut en fait constitué d’un ensemble cohérent de pièces de deux type seulement : des Louis d’or aux lunettes et des Louis d’or au bandeau, frappées toutes entre 1726 et 1756. Presque toutes étaient en très bon état car ces monnaies en or fin à 917/1.000e avaient été thésaurisées dès leur émission pour une raison que nous allons voir. En effet après l’expérience désastreuse de la Banque de Law et sa faillite finale, l’autorité royale opéra une refonte générale des monnaies qui visait à rétablir la confiance du peuple dans sa monnaie. Le premier de ces deux types : le Louis “aux lunettes” fut émis pour une valeur de 20 livres tournois et bientôt porté à 24 livres par arrêt du 26 Mai 1726. Frappé dans 29 ateliers différents du royaume il contribua à affermir cette confiance perdue. Il fut ainsi appelé car, à son revers, on peut voir les écussons ovales et jumelés de France et de Navarre qui peuvent faire penser à une paire de lunettes.
Cette parité renouvelée des louis et des écus à 24 et à 6 livres sera maintenue jusqu’en 1785 (et se poursuivra en matière de module et de poids de métal fin bien au delà jusque dans nos Francs). Il va de soi que de nouvelles et fiables monnaies d’or attisèrent très vite la thésaurisation populaire… ce qui explique la trouvaille remarquable de la rue Mouffetard. Avec ce nouveau Louis aux lunettes débute la fabrication des doubles Louis du même type dès 1726. Les Louis au bandeau reprendront exactement la même définition monétaire ultérieurement sous un type différent.
Type aux lunettes
Frappé de 1726 à 1740 dans tous les ateliers du royaume ce Louis remplace par refonte générale le louis “mirliton”. Louis d’or aux lunettes : diamètre 24 mm pour un poids de 8,158 g. / tranche cordonnée et gravure de J- C. Röettiers. Bien qu’à l’origine un double Louis du type aux lunettes fut prévu, il ne vit finalement jamais le jour. Par contre un demi Louis vit le jour en 1726, résultant du même arrêt de 1726. Il valut 10 livres tournois au début puis parallèlement au Louis, 12 livres à compter du 26 Mai 1726. Cette pièce est représentée dans le trésor de la rue Mouffetard mais en très faible quantité par rapport au nombre des Louis de 24 livres : environ 3% (ce qui est à peu près le pourcentage de sa fabrication comparé à la pièce de double valeur).
Type au bandeau
Ce type reprend exactement les caractéristiques du type aux lunettes auquel il succède et se conforme à l’édit de 1726 complété par l’arrêt de Mars 1741 (du changement de type). Les poids et modules sont techniquement exactement les mêmes ainsi que les tranches. Les coins de revers n’ont pas été modifiés du tout et seul le droit présente un profil royal comportant un bandeau retenant la chevelure du roi. A remarquer que ces louis auraient très bien pu continuer à se nommer “aux lunettes” vu l’identité de leurs revers. Les dates de début de frappe diffèrent légèrement cependant : de 1741 à 1770 pour le demi louis, de 1740 à 1770 (1771) pour le louis, de 1742 à 1774 pour le double louis. Ces doubles louis se retrouvent cependant en faible quantité dans le trésor de la rue Mouffetard, un peu comme les demi louis.